narratif

 

«Carpe diem quam minimum credula postero»

L´année 2017 est l´année de tous les dangers... et ce n´est pas du à un surplus d´activités, on pourrait plutôt dire le contraire... En effet, ce qui nous fait défaut, et cruellement, ce sont les élèves. Déjà, que nous avons démarré  l´année scolaire 2016 – 2017 avec un sous-effectif flagrant au niveau des étudiants, les nombreux désistements en cours de l´année n´ont pas arrangé les choses.  Les causes de cette situation sont multiples. L´inspection académique dont nous avons eu les honneurs au moment des examens du baccalauréat l´année dernière a mis en exergue nos procédés pas trop catholiques lors des inscriptions de nouveaux élèves. Heureusement, cela n´a pas eu d´incidences directes au niveau du devenir immédiat de notre établissement, nous n´avons pas été fermés, comme nous le craignions, mais il n´était plus question de continuer de la sorte, de prendre des élèves qui ne remplissent pas scrupuleusement toutes les paramètres d´admission en secondaire, au lycée. Soit. Mais cela nous restreint considérablement notre champs d´action, car dans l´environnement des bidonvilles roms, c´est une évidence, le niveau général des jeunes n´a rien à  avoir avec celui de la majorité. Cette évidence est à l´origine de notre décision d´ouverture d´un établissement destiné aux jeunes provenant de ces milieux défavorisés, afin de palier à toutes ces carrences multiples, sur les causes des quelles  on peut discourir à ne plus en pouvoir, mais le résultat est flagrant, l´échec scolaire à 98% des jeunes roms des colonies est sans appel. Alors nous avons opté pour l´action directe, puiser directement dans le réservoir des bidonvilles, et faire avec ce qu´il y a, et pas avec ce que l´on aimerait qu´il y ait...

Déjà le premier constat, pour tous les élèves des bidonvilles, la langue slovaque n´est pas leur langue maternelle. A la maison, dans leur environnement familial, ils pratiquent tous le romani comme langue usuelle. Ce qui fait que nous avons en réalité devant nous des classes d´élèves étrangers... C´est difficile, et pas plaisant à admettre, politiquement absolument incorrect, mais ceci est une vérité fondamentale, de la quelle découlent  d´autres réalités – décalages qui forment le cadre véritable de l´enseignement   en milieu rom. Bien sur, il n´y a pas que la langue, il y a aussi et surtout, l´exclusion économique, la difficulté d´accéder au marché du travail, etc. De notre côté, il n´est absolument pas question de discours et de réflexions sur l´identité, la nationalité, etc., nous ne sommes pas des militants dans le sens politique du terme, tout simplement il s´agit de la prise compte de la situation banale de tous les jours.  Il est évident, qu´une approche particulière est indispensable, afin que l´on soit tout simplement dés le départ au diapason avec les populations concernées, et que par la suite on continue à évoluer dans un contexte de repères et valeurs  compréhensibles et acceptées de tous , fondement d´un dialogue rationnel, basé sur le respect de la réalité qui est vécue par l´ensemble des protagonistes, et non sur une réalité virtuelle, que l´on aimerait voir s´accomplir, mais qui ne correspond qu´à des projections et désiratas, certes louables, mais sans rapport véritable avec les réalités du terrain.

La réalité de notre  terrain à nous, de notre établissement scolaire, est de ce fait toute simple. Intenable. Déjà que l´année dernière nous étions en sous-effectifs flagrants par rapport au nombre optimal d´élèves afin que l´école puisse perdurer du point de vue de la logistique matérielle  et de la logique financière, nous n´avions que 70 élèves au lieu des 300 souhaités., cette année avec une classe en moins, donc avec juste quelques 50 élèves, tient de la fantasmagorie... Et à cela s´ajoutent les fameux désistements. En effet, dés que l´age de la scolarité obligatoire est révolu, les choses changent du tout au tout, le tout répressif comme fondement du système scolaire slovaque n´a plus de prise, personne ne risque plus rien, les parents n´ont plus à avoir peur de se retrouver en prison à cause du manque d´assiduité de leur progéniture, et instantanément on bascule du monde de l´enfance dans celui des adultes, la priorité absolue est de gagner de l´argent, et tout de suite, quelques soient les conditions et sans aucun souci de conséquences, parler d´une vision dans le futur relève du délire...

Donc, les garçons, en pleine force de l´age partent travailler, au noir, souvent dans un cadre familial, c´est ce qu´il y a de plus pratique pour se faire exploiter, et les filles se mettent en couple, leur progéniture future leur assurant grâce au soutient  de l´état à la natalité, un pécule immédiat, indispensable rampe de lancement pour accéder à un habitat, donc pour une autonomie pour elles-mêmes, leur nouvelle famille qui vient d´etre fondée, et aussi un allégement de la situation pour toute la famille directe, qui de ce fait n´a plus à partager l´espace physique avec les jeunes.    Ce sont des réalités „dures comme du fer“, peu importe nos points de vues moralisants, ce sont les mantinels, des barrières infranchissables, pour les jeunes vivant dans cet environnement, il n´y a pas d´autre voie, que celle, tracée par des générations précédentes, tout écart est impensable, inconcevable. Et tout compte fait, ce sont des réactions louables, les jeunes partent pour travailler, pour trimer dur, pas pour rien faire. Et les filles veulent vraiment amméliorer leur situation. Mais alors, comment infléchir sur toutes ces réalités, sur ces lois d´autant plus sévères, que dictés par toute la communauté, toute la famille, tous les siens.

Nous voyons bien sur nos jeunes, qui ont eu une ouverture sur le monde extérieur, qui sont maintenant capables d´analyse, d´autoréfléxion, de jugement sur eux-mêmes et sur leur communauté, qu´une évolution est malgré tout possible. En prenant en compte une multitude, pour ne pas dire une myriade, de circonstances, un contexte favorable peut jaillir, et des individus peuvent prendre des cheminements qui sortent du rang des pratiques en cours depuis toujours, tout en restant en phase avec les valeurs fondamentales de la communauté. Ce n´est pas la peine de se faire des illusions. Tant que l´on vit au sein de la communauté, il faut respecter ses règles, se plier à ses lois. Mais malgré cela, dans un contexte favorable  il peut y avoir des engagements sur la voie des études secondaires, sans effet immédiat autre que celui de la bourse d´études, au niveau de la quelle on ne doit pas être perdant, et ceci est discuté, pour ne pas dire marchandé, très âprement, sans concession aucune... Mais ces parcours sont tout ce qu´il y a de fragile, des remises sur des rails, des retournements, des revirements doivent pouvoir être pris en compte, et au final, on peut s´extriquer même des situations invraisemblables, et ces revirements, retournements... peuvent se faire aussi dans un sens positif. On peut récupérer des jeunes qui semblaient perdus à jamais...

L´idéal aurait été de s´adresser qu´ à des étudiants ayant un fort  potentiel de réussite dés le départ. Pour les quels toutes ces „innombrables circonstances“ jouent en leur faveur. Mais, de nouveau, cela limiterait considérablement le nombre de ceux-ci dés le départ. Et l´école a besoin d´effectifs pour toutes les raisons déjà évoquées plus tôt. Il va sans dire que ce manquement au niveau qualitatif a aussi des effets néfastes sur la qualité de l´ensemble des étudiants. Une majorité de „penchant cancre“ n´est pas propice à un climat studieux...  Mais dans l´état actuel des choses, nous ne pouvons pas faire autrement, que de prendre un maximum d´éleves, quelque  soient leur aptitudes véritables, l´essentiel est de remplir ces quelques classes indispensables pour que l´école puisse au moins ouvrir. Pour que la petite minorité méritante, promettante, puisse avoir au moins une chance de s´engager dans le cursus scolaire secondaire. Mais, obligatoirement, arrivent ensuite des moments fatidiques, quand  les individus pris pour „meubler“, pour remplir les quotas, faillissent dans un ordre naturel des choses, et c´est l´ensemble du très fragile édifice qui est mis encore plus à mal, et risque de s´écrouler à tout moment.

Tout ceci pour dire que cette année nous nous sommes retrouvés avec une véritable Bérézina au niveau de l´assiduité scolaire. Les excellents effectifs du baccalauréat de l´année dernière, qui correspondaient justement à  ces quottas exceptionnels bénéficiant de concours de circonstances extraordinaires, ces étudiants hors normes ne sont plus là. Et de notre nuage d´excellence nous devons bien redescendre sur terre, et faire face à la dure réalité de la vie de tous les jours. Avec  ceux qui n´ont pas bénéficié de circonstances extraordinaires, sont dans la norme tout ce qu´il y a de plus ordinaire et banale, et dés la première occasion ils suivent la voie qui leur était toute tracée dés le départ. Les garçons sont sur les chantiers, à Prague ou à Bratislava, les filles ne vont pas tarder à accoucher. Les bancs de l´école se vident sérieusement. Personne ne part vraiment, il n´y a que très peu de départs officiels, mais le constat est là, les classes sont clairsemées. Il y a une quinzaine de jeunes qui résistent. Est-ce beaucoup, ou peu? Nous, cela nous semble beaucoup, même encourageant. Aussi absurde que cela puisse paraître, le fait que ces quelques jeunes restent d´eux-mêmes, de par leur propre choix dans le giron de l´école, est pour nous très positif. De plus, ils sont capables eux-mêmes d´une analyse très pertinente de la situation, savent la décrire, définir, analyser. Ils portent un regard  très rationnel sur leurs camarades, sur leur communauté. Cela ne va pas dans le sens de décrier, de déhonester ou accuser les autres. Non, ils sont conscients des choses, connaissent les causes et effets, ne les jugent pas, mais ne veulent pas se plier sans sourciller aux pratiques en cours, ils veulent s´affirmer dans leur propre destin, selon leur propre choix. Encore une fois, fidèles  à  notre pratique de remise en question permanente, je ne sais pas comment cela peut être considéré vu d´extérieur, mais pour nous, cette petite quinzaine représente énormément. Rien que le fait que quelques uns, d´eux mêmes, aient accédé à ce stade de réflexion et de prise de position, est à notre sens extrémment significatif et encourageant. Cela veut dire que „c´est possible“. Les choses, les mentalités peuvent évoluer, peuvent avancer, meme en étant pris dans l´étau du moule de la communauté. Cela nous encourage à endurer cette année épouvantable, nous concentrons nos efforts sur la recherche d´effectifs pour l´année prochaine. Il est évident qu´il faut miser sur les plus jeunes, sur les élèves du collège, qui auront des perspectives plus durables pour rester dans le cursus scolaire que nous leur proposons. Les choses se compliquent subitement par une mauvaise grippe qui a affecté Helena juste après le réveillon. Ni elle, ni moi, nous ne fréquentons pas les médecins. Et là, pour Helena c´etait tout à coup un rappel de tous les arriérés des dernières décennies. La tension, les artères... un congé maladie de deux mois l´a mis hors circuit, et cela a eu aussi des répercussions sur les activités scolaires. C´est Dusan, son frère cadet qui  l´a remplacé, mais sa présence manquait cruellement dans le déroulement des activités quotidiennes. Malgré cet handicap, une nouvelle classe de jeunes se profile pour la rentrée, tous nos espoirs vont dans ce sens.

Au niveau de nos activités de base, des répétitions et des spectacles avec le groupe Kesaj Tchave, un changement subit est survenu. En début d´année est décédée la soeur aînée de Helena, Margita, chez la quelle nous avions depuis toujours une arrière-base pour nos activités. Que ce soit pour les répétitions, qui se sont déroulées depuis toujours dans le fameux couloir de sa maison au centre de la ville, ce n´est que depuis deux ans que nous avons délocalisé nos répétitions dans les salles de cours de notre lycée, ou au niveau tout simplement d´un second chez soi, toujours prêt à nous accueillir. Margita nous offrait surtout, par sa personnalité généreuse, un refuge, un asile, une chaumière dans la quelle tous aimaient se retrouver, les membres du groupe, les étudiants, même les profs, et bien sur, Helena et moi aussi. Nombre de nos anciens ont logé durant des mois chez elle, lorsque leur situation était encore plus précaire que d´ordinaire. Margita était une bonne mamie tsigane pour tout le monde. Tout cela disparaissait du jour au lendemain. Cela apportait aussi des complications d´ordre matériel au niveau du logement pour Stefan et Klaudia, nos instructeurs, qui se retrouvaient ainsi obligés de revenir habiter chez leurs parents respectifs, dans des villages éloignés, difficiles d´accés par les transports en commun. Les répétitions devaient être désormais organisées aussi en fonction de leurs disponibilités et des possibilités des transports en commun. Stefan suivait les cours au conservatoire de Košice, et il fallait aussi que ceux-ci concordent avec nos possibilités à nous et celles des autres membres du groupe. Faute de mieux, lorsqu´il n´avait plus de bus pour rentrer, nous le laissons dormir à l´école, mais c´est risqué, car le propriétaire nous l´a expressément interdit lors de notre prise de bail, il ne veut pas qu´une colonie tsigane s´installe chez lui...

Nous continuons alors sur un rythme un peu plus restreint des répétitions, en moyenne deux par semaine, mais plus ciblées, et encore plus énergiques. Le niveau des anciens est très élevé, ils pratiquent depuis leur toute petite enfance, alors on ne peut aller de l´avant qu´en s´investissant encore plus, en reculant ses possibilités, en dépassant ses limites. Notre système inclue aussi un perpétuel apprentissage de nouveaux, ce qui constitue aussi une très bonne école pour les anciens, qui devenus instructeurs, se perfectionnent en apprenant aux jeunes. Mais, faute de véhicule approprié, depuis maintenant pratiquement deux ans, nous avons du mal à renouveler les effectifs. Les tout petits, il faut que je vienne moi-même les chercher en voiture, c´est toujours comme ça que cela s´est passé. Non seulement pour les accompagner, mais surtout pour les séléctionner. En effet, si je laisse faire ce choix aux anciens, ils n´ont pas assez d´autorité pour prendre ceux qui sont les plus doués. Ils prendrons naturellement leurs cousins, et ceux qui sont „gentils“, qui ne posent pas de problèmes. Mais depuis toujours, nous avons été dans la démarche contraire. Nous voulons donner la possibilité à tous, et surtout à ceux que même le bidonville met à l´écart, et on sait dans quelle mesure  les rapports sont intransigeants et impitoyables à ce niveau dans les communautés. Prendre que les quelques „sans problèmes“ et cousins n´est pas porteur non plus au niveau artistique. Ce sont justement les petits „garnements“ qui ont le plus de personnalité et qui sont aussi les plus prometteurs au niveau artistique. Et qui aussi, méritent le plus la petite chance qu´on leur donne, de changer, de sortir, ne serait-ce que quelques heures de leur misère de tous les jours.

Donc nous travaillons plus maintenant avec une équipe d´anciens et de nouveaux anciens, sans avoir véritablement de nouveaux, de petits.  De temps en temps je réussis à venir au bidonville avec une voiture normale, mais cela ne me permet pas d´amener beaucoup de monde, et ce n´est pas trop fréquent. Mais avec les anciens, depuis toujours, le problème, c´ est la constance. Ils ont aussi l´age de pouvoir partir travailler, alors ils partent inopinément,  d´une minute à l´autre, sur le champ, les filles fondent des familles, on pourrait dire pareil, inopinément, et il ne peut être question de constance au niveau de l´assiduité aux répétitions. Nous ne pouvons pas baser sur un travail à long terme, les effectifs ne sont jamais les mêmes. Au niveau de la progression du groupe cela se ressent, bien sur. J´essaie de palier à cela en poussant encore plus les répétitions dans l´extrême. Nous sommes à la limite entre des cours de danse et entre la pratique des arts martiaux, l´engagement physique est total. Les jeunes adhérent à cette méthode, de toute manière ils n´ont pas le choix..., mais je me pose toujours des questions sur la pertinence de cette méthode, qui correspond à une pratique de très haut niveau, c´est du sport extrême, et cela peut finir par lasser ceux qui n´ont pas les mêmes ambitions. Sans parler des filles, qui se trouvent à la traîne, car cette démarche correspond plus aux garçons. Il nous faudrait des intervenants extérieurs, des gens du métier, pour apporter du nouveau, pour  avancer tout simplement. Le problème est que, vu le niveau d´expérience de la scène et de la pratique très élevé de l´ensemble des anciens, c´est un véritable expert qu´ il nous faudrait. J´ai interpellé mes anciens collègues, du temps de mes activités professionnelles au théâtre. Plus ils étaient expérimentés, plus ils s´accordaient à dire, que pour prendre en main notre groupe il faudrait une véritable pointure. Et ce n´est pas envisageable pour la bonne raison, que des experts de ce niveau, il y en a très peu, ils sont tous très occupés, et ne se déplacent que moyennant finances. Grosses finances. Pour la petite histoire, il y a qques années j´ai contacté une association humanitaire de Bratislava qui a pignon sur rue, qui aide, sauve, promouvoit, les talents tsiganes des bidonvilles... En tout cas ils font d´excellentes campagnes de communication sur le sujet. Je leur ai expliqué par écrit, en détail, notre sujet. Ils nous ont répondu qu´ils peuvent nous envoyer un chorégraphe professionnel quand ont veut. Ce sera  300 eu pour le weekend. Dans le monde du spectacle ce n´est même pas exagéré, mais pour nous totalement impensable. Ils n´ont pas voulu prendre en compte notre contexte social, qu´ils mettent si bien en avant dans leur pub. Ça leur n´est même pas venu à l´idée...