Août

Il y a eu une période de relative accalmie dans la vie de couple de Roman et Veronika. Il m´a appelé une fois pour dire qu´elle disjonctait et voulait de nouveau tout casser, et qu´il faudra la ramener chez ses parents. Je n´y suis pas allé, ça s´est tassé. Mais pour mieux reprendre la semaine suivante, toujours la même histoire, gros accès de colère, parait-il que cette fois-ci le déclencheur du cataclysme était le manque de cigarettes, elle voulait en allumer une, mais il n´y en avait pas, alors c´est d´abord la fenêtre qui en a fait les frais, ensuite la télé, et le tour est venu aux plus proches, Roman a été ébouillanté, et le petit Erik a eu la main tranchée par les éclats de verre de la fenêtre. 

Au premier coup de fil de Roman, vers le milieu de la matinée, je n´y suis pas allé, je refuse de faire le taxi lors de leurs patacaisses familiaux plus que fréquents. Au second coup de fil, juste avant midi, sentant Roman compétemment désespéré, nous sommes montés en voiture avec Helena et sommes venus à l´osada pour ramener Veronika chez ses parents. Mais elle n´est pas venue, elle s´est enfermée chez elle et refusait de sortir. On est reparti comme on est venus, en laissant quelques sous à Roman pour acheter du pain et des cigarettes pour calmer le jeu. Le troisième coup de fil était en fin d´après-midi, pour nous dire que la police est venue, ainsi que les urgences. C´est la grand-mère de Roman qui les appelé après que Veronika ait versé de l´eau bouillante sur la tête de Roman et que le petit Erik s´est coupé la main.  

La police a fait un constat, les infirmiers ont soigné les blessés, heureusement, Roman a eu le temps de se tourner, il n´a eu que l´arrière de la tête et l´épaule de touchés par l´eau bouillante, et le petit Erik a eu droit à un bandage de sa main. Heureusement aussi, que lorsqu´un des assistants de la police, un Rom, lui a demandé en rom qui lui a fait cela, le gamin a répondu qu´il a glissé par terre. Sinon sa maman aurait été embarquée immédiatement. Les policiers ont demandé à Roman s´il veut porter plainte, il a refusé, alors ils sont repartis, en disant que la prochaine fois ils embarqueront Veronika, ou Roman, c´est selon à qui portera le premier plainte… Le médecin urgentiste a bien précisé que si ça continue comme ça, les enfants seront placés en orphelinat. 

Hélas, des cas similaires, ce n´est pas ça qui manque dans les osadas. Le Service social ne peut pas intervenir en enlevant tous les enfants, les orphelinats sont déjà gorgés d´enfants roms. Mais lorsque une situation arrive à être trop dramatique, et surtout voyante, le Service social intervient sans trop tarder, car si une tragédie arrive, et ce n´est pas rare, c´est eux, les travailleurs sociaux qui seront les premiers à être mis en cause. Après, ça fait la une des journaux, l´affaire est vite récupérée par les politiques de tous bords, et au final rien ne change… le fond du problème est toujours le même, la misère, inéluctable, qui façonne toutes ces vies et tous ces destins… Ce n´est pas pour prendre sur soi toute la misère du monde, se sentir coupable des manquements et tares des autres, des individus à parts entière, entièrement responsables de leur agissements, faits et gestes... Mais comment aurait-on agi, si on se trouvait dans la même situation, avec le même pedigree et la même évolution sociale… ?!  

On a revu Roman que le surlendemain, ébouriffé, il nous montrait ses blessures, heureusement pas trop graves, mais il s´en fallu de peu, invalide, il ne voit que d´un œil, il aurait pu perdre aussi le second, s´il ne s´était pas retourné à temps lorsque Véronika a déversé sur sa tête la cafetière avec l´eau bouillante. Aujourd´hui tout va bien, le calme est revenu, il y a de quoi fumer, la vie est belle… 

Que faire dans une telle situation ?! Pour Helena, il n´y a aucun doute, les enfants seraient bien mieux à l´orphelinat, que d´attendre que dans de telles conditions quelque chose de pire n´arrive. Est-ce une question de temps ? Difficile de dire. Nous avons connu des situations désespérées, avec des couples infernaux, dans le genre de celui de Roman et Véronika, qui ont fini, avec le temps, par s´assagir. Mais le risque est là, quelque chose de plus grave, tragique, peut arriver n´importe quand, et nous n´avons aucun moyen d´y remédier.  

Être témoin au jour le jour de cet état de fait, de ces faits à la limite du tragique, est pour nous un lourd fardeau, une charge écrasante au quotidien, surtout lorsqu´il s´agit des enfants ou des adultes qu´on a connu tout petits, comme Roman. Et encore, nous ne sommes que des témoins, observateurs, parfois participants indirects. Et on a du mal à assumer. Alors, que-est-ce que ce doit être pour eux, comme Roman ou Veronika, les acteurs directs de ces histoires invraisemblables. Malgré tout, Roman arrive à positiver, il s´occupe de ses enfants, essaie de voir le bon côté des choses, de s´en sortir. Ses moyens sont limités aussi par son invalidité, il a une malformation de naissance à la hanche, il ne peut pas rester debout longtemps ou assumer des travaux de force, comme creuser des tranchées pour les câbles, l´emploi de référence des Tsiganes des osada. Les quelques tentatives de travail qu´il a eu, se sont soldées par des échecs, du fait de son invalidité, et aussi du fait de l´instabilité de Véronika, qui a fait qu´il avait des abstention au travail lorsque celle-ci venait de nouveau à disjoncter…

Veronika, lorsqu´elle est au calme, est tout ce qu´il y a de gentil et serviable. Elle arrive toujours, comme par enchantement, à remettre en état, avec beaucoup de gout, ce qu´elle venait à détruire lors de ses accès de furie.  On ne compte plus les démolitions et remises à neuf de leur habitat, qu´elle a à son actif. Elle aussi, elle essaie de faire au mieux, de s´en sortir, du moins jusqu’ à la prochaine éruption du volcan qu´elle a en elle. Il faut dire que sa situation dans le contexte familial et social qui est le sien, elle est la belle fille de la famille de Roman, et l´étrangère à l´osada de Lomnica, puisqu’elle vient de Štiavnik, n´a rien d´enviable. Nous savons, par ce qui nous est rapporté par d´autres de nos anciennes danseuses, ayant le même statut que Veronika, celui de transfuges dans d´autres osadas, dans leurs nouvelles belles-familles, que leur sort n´est pas toujours facile, loin de là, les traditions, us et coutumes, relèvent souvent du féodal, le statut de la belle-fille s´apparente à celui de l´esclave, le taliban n´est pas loin…

Lorsque, il y a une semaine de cela, nous avons organisé une journée de nettoyage de fond en comble de notre local de répétition, à grand renfort des filles et de Dominik, Veronika a été une aide précieuse. Elle est travailleuse, et sait travailler. C´est elle qui a nettoyé les tapis à la main. Le lavage, ou le passage à l´eau et à la brosse des tapis, est une tradition très encrée et très pratiquée dans les communautés roms des osadas en Slovaquie. A l´entrée de chaque osada, près du ruisseau, on voit des femmes nettoyer les tapis, et ensuite ceux-ci, parfaitement propres, sèchent au grand air, et cela, que ce soit en été ou en hiver.  Veronika, maitrisant parfaitement cette pratique a fait le nécessaire pour nos tapis, qui en avaient le plus grand besoin, et ont été remis à neuf de façon spectaculaire. De même, les fenêtres et les sols , avec tous les recoins, ont été passés au propre, ça ne fait pas de mal, et est indispensable de temps en temps. 

En plus, cela participe à la cohésion sociale du groupe, ce qui n´est pas plus mal. Ce sont des moments de détente en commun, sous la direction de Helena, avec une pizza partagée par tous une fois le travail accompli, comme la cerise sur le gâteau. Dommage, qu´il y ait eu le déraillement de Véronika la semaine suivante, sinon cela aurait été un été tranquille… Mais nous n´en sommes qu´au début d ´août…

Pour ne pas parler que des malheurs, il faut citer aussi les progrès que font en ce moment les petits de Lomnica. Zdenko et Stanko, 7 ans, sont les plus grands fans du groupe ces dernières années. Ils n´arrêtent pas de me passer des messages pour savoir quand est-ce qu’il y aura la prochaine répétition, et ils n´en manquent pratiquement aucune. Hélas, ils ne sont pas très doués. On pourrait même dire qu´ils font partie des anti-talents. Du moins jusqu´à il n´y a pas longtemps, lors la dernière répétition ils m´ont épaté en envoyant une série de claquettes élaborées, celles de la fameuses danse Adelko, ce qu´on a parmi de plus compliqué dans notre répertoire. Ils ont tout appris tout seuls. Nous travaillons par mimétisme, les petits copient tant bien que mal ce que font les grands, et petit à petit, certains plus vite, d´autres moins, ils y arrivent. Avec Zdenko et Stanko, je commençais à désespérer  qu´ils y arrivent un jour. Mais ce jour est arrivé. Bravo, Zdenko et Stanko ! En plus ils commencent aussi à chanter pas trop faux, et mettent une sacrée ambiance par leur entrain à toute épreuve. Cette petite équipe sympathique et dynamique vient d´être rejointe par Milanko, le fils de Maria, qi a fait partie du groupe à ses premières heures, il y a de cela maintenant une vingtaine d´années. Le gamin doit avoir dans les dix ans, il chante aussi bien que sa maman à l´époque, c´est une bonne recrue. 

Dans une moindre mesure, mais quand-même, les trois filles ados de Lomnica, Jadranka, Terezka et Simonka, qui de plus est aussi handicapée à la hanche et boite, arrivent petit à petit à progresser. Très lentement, mais quand-même. 

Marcel, un grand gaillard de 23 ans, qui chantait atrocement faux, et très fort, mais était très engagé auprès des petits, il nous aidait au niveau de la surveillance quand il venait entre deux chantiers à Bratislava, lui aussi, il commence à chanter de moins en moins faux, et s´enhardi même dans les claquettes, à la grande joie de toute l´assistance, car cela relève plus du comique troupier que de l´exploit artistique, mais c´est ce qu´il faut, avec son tempérament juvénile il est le prototype idéal du gars qui met de l´ambiance, fait rigoler tout le monde, et c´est ce qu´il faut. 

Oui, chez les Tsiganes, comme chez les autres, les talents ne sont pas si fréquents comme on aurait tendance à le croire. Il y a des cas, comme Roman, sa petite sœur Veronika, ou Sebastian, qui sortent vraiment de la norme, ont des prédispositions évidentes, incroyables. Et puis il y a la grande masse des autres, qui disposent en général d´une émotivité surdimensionnée, et d´un bagage culturel spécifique, du à leur ségrégation sociale, mais au niveau des habilités et dispositions musicales et artistiques, ils sont comme tout le monde, pas plus doués que d´autres enfants ou jeunes de leur âge, de la majorité. Alors, il ne nous reste qu´à faire avec…

Depuis quelque temps, depuis que Roman a la charge d´organiser sur place la venue des effectifs de Lomnica, nous arrivons de nouveau à toucher plus de jeunes enfants venant des quartiers les plus miséreux du bidonville. J´insiste sur ce point, on ne doit pas être un enclos pour quelques privilégiés de l´osada, une petite élite dorée, on doit être ouverts à tous, surtout à ceux, qui au sein de même du bidonville, sont à l´écart, parias parmi les parias. 

Ce n´est pas toujours évident, car les jeunes et même les petits enfants, eux-mêmes sont les premiers à vouloir se distancer des autres, à faire partie d´un petit lot qui se démarque du reste, ils ne veulent pas partager leur chance inouïe du jour avec les autres, leurs petits camarades de la misère. Le partage est un luxe qui n´a pas cours ici. 

Mais je veille au grain, j´insiste pour qu´il en soit ainsi, que tout le monde ait droit et accès à nos activités, c´est un combat de longue haleine, tant que je suis là, je ne baisse pas les bras, même si je dois être parfois à contre-courant des autres, qui se verraient bien être les seuls privilégiés, pas comme les autres Roms, les Tsiganes de tous les malheurs… 

Alors la salle de répétitions est pleine, un peu comme une cour des miracles, cela fait le désespoir d´Helene, car cela ne donne pas une bonne image des Roms, à laquelle elle tient tant, que de les voir venir, tout mal fichus, pas très propres, dépenaillés, débarquer en ville et filer tout droit chez nous. Au premier regard il est évident d´où ils viennent et ce qu´ils sont. Il va sans dire, que notre voiture en pâtit aussi, l´hygiène fait ici partie de l´imaginaire superflu, les puces et les poux font parfois aussi partie du voyage… 

Mais la salle est pleine, et c´est ce qui importe: On fait le plein d´énergie, du positif, j´ose même dire, du constructif, malgré toute l´instabilité et précarité qui font partie des meubles dans ces contrées, appelées osadas, colonies, ou plus communément bidonvilles, pour faire court et plus précis… 

Oui, constructif, car outre les tempos démesurés, les changements de rythme pile-poil, les claquettes effrénées et des costumes splendides, notre marque de fabrique c´est le respect, le respect de soi, des autres, savoir dire bonjour et merci, et bosser comme des malades. Et tout ça, dans la joie et la bonne humeur. Sinon, une série de pompes ! :) 

Cela faisait un mois que nous n´avons pas revu Kristian, celui qui a volé un vélo dans le train au lieu de venir en répétition. Il est venu une fois au point de ralliement pour le départ à Kežmarok, mais n´a pas concrétisé, comme la fois lorsqu´il a fait la bêtise dans le train au lieu de venir chez nous. Cette fois il est juste resté à l´écart, mais la fois suivante il est quand même venu. Je ne dis rien, mais lorsqu’il arrive au local, je profite que Helena soit là, pour l´appeler à l´écart avec Klement, pour qu´ils discutent au calme avec elle de ce qui s´est passé avec cette histoire de vélo volé dans le train il y a un mois. Helena vient déjà de décortiquer avec Roman et Marcel l´affaire de Roman et Veronika de l´avant-veille, comme ca on a plus d´informations de diverses sources, et elle peut passer aux deux gaillards amateurs de cyclisme.  

Helena est bien mieux placée que moi pour ce genre de débat, elle est quand même de la même ethnie, elle sait mieux trouver les bons mots, moi, je tiens le rôle du chef sévère, moins accessible, grognard, mais laissant plus passer les choses en fin de compte. Donc la parole est à Helena. Mais c´est un peu le même topo que lorsque je les interpelés juste après que les policiers les avaient intercepté. Klement baisse la tête, mais Kristian est toujours narquois, semblant ne pas prendre à cœur ce que lui raconte Helena. Bon, on verra. On ne va pas lui fermer la porte, mais on sera vigilants. Il ne faudrait surtout pas le mettre à l´écart, il faut qu´il sache qu´il peut toujours revenir chez nous, à condition de ne pas recommencer… 

J´ai encore en mémoire l´histoire du Gendarme, le père du jeune Gendarme qui vient chez nous. Il y a une quinzaine d´années il venait de temps en temps aux répétitions, un peu comme Kristian actuellement. Mais le Gendarme était déjà plus âgé à l´époque, il devait avoir dans les 24 ans. Donc ce n´était pas un membre régulier du groupe, juste occasionnel, et encore… Lors d´une sortie pour un spectacle à l´extérieur, il a failli se battre dans le bus avec notre fils Alex. C´était assez violent, plus qu´une simple brouille ou mésentente. Helena est tout de suite intervenue, et le conflit n´a pas pu dégénérer en bagarre. Ensuite, nous n´avons plus revu le Gendarme, nous n´y avons pas prêté attention, car de toute façons il ne venait pas souvent, ce n´était pas un membre du groupe à part entière. Un mois ou deux après, nous avons appris aux les infos à la télé qu´il venait d´assassiner une vielle dame pour lui voler 5 euros. Nous étions complétement bouleversés, assommés par cette nouvelle horrible, nous pensions arrêter le groupe, ne plus poursuivre rien avec les Roms. Bien qu´il ne faisait pas directement partie du groupe, nous nous sentions concernés par ce qui s´est passé et en notre for intérieur nous culpabilisions. Du moins moi. Helena non, pour elle c´était évident que ce type était dangereux, s´il continuerait à venir chez nous un malheur pourrait arriver. Sans doute son instinct maternel a joué, et après le conflit avec notre fils elle ne voulait plus voir le Gendarme approcher notre groupe. Et s´est passé ce qui s´est passé, c´est vrai, que je pense que ce n´était sans aucun rapport avec nous, mais ca nous a fait un terrible choc quand-même.

 

On peut dire que nos effectifs sont divisés en gros en trois cercles. Le premier cercle, ce sont les plus accros, ceux qui constituent le noyau dur du groupe, qui viennent aux répétitions quoi qu´il arrive et qui participent aux spectacles et tournées. Actuellement, ce sont les anciens Dominik et Sara de Rakusy, Roman, Matej et Veronika de Lomnica, avec de manière un peu plus aléatoire, l´adolescence jouant, Klement, Tomaš, Samko, Franko, Jadranka, Terezka, Simonka, Zdenko et Stanko. Les deux derniers, les plus petits, n´ont pas encore pris part aux tournées, mais ils sont très motivés et ils n´arrêtent pas de me demander quand est-ce qu´on part à Paris, histoire de leur confirmer qu´ils feront bien partie du lot. 

Il y a aussi des grands comme Jakub ou Marcel, eux ils viennent en fonction de leurs disponibilités par rapport aux études ou au travail. Jakub, bien qu´il sorte d´une école élémentaire pour handicapés, suit une formation de vendeur et Marcel part épisodiquement pour des chantiers a Bratislava ou ailleurs. Il y a aussi Štefan et Tomáš, nos anciens qui travaillent maintenant depuis plusieurs années à Bratislava, ils nous rejoignent pour nous donner un coup de main lors de nos tournées.

Le second cercle, constitué surtout des ados de Rakúsy, ce sont ceux qui viennent par périodes, en nombre, et puis, pour des causes diverses, la plupart à cause des ragots et disputes internes dans les osadas, ils absentent pour revenir de nouveau par la suite. Cela concerne un  groupe relativement important de jeunes de Rakúsy, une bonne vingtaine. Et il y a aussi toute une ribambelle de petits de Lomnica, qui viennent en fonction de nos possibilités financières et aussi de leur disponibilités sur le terrain, c.à.d., si on arrive à leur passer le mot qu´il y aura une répétition et qu´ils arrivent à venir à l´heure au point de ralliement. Souvent ils m´appellent ou m´écrivent sans arrêt depuis 7 heures, qu´ils sont prêts, qu´il s attendent, j´ai beau leur répondre qu´ils ont encore le temps, le départ sera à  13h30, le moment venu ils ne seront pas là, et comme nous sommes dépendants des horaires des trains et des bus, je ne peux pas les attendre ni aller les chercher un à un. Ils viendront la prochaine fois…

Enfin, le troisième cercle, ce sont tous les autres, ceux qui sont là, au bord du chemin… Lorsque nous pouvons nous le permettre, au niveau des finances et de la logistique, nous prenons le plus grand nombre de participants possible. Ainsi, souvent nous en avons qui viennent pour la première fois, parfois c´est une unique occasion de découvrir le groupe, ce qui est mieux que rien, mais c´est aussi une porter ouverte pour revenir, et il y en a qui reviennent, au hasard des hasards du bidonville… qu´on infléchit dans la mesure de nos moyens.

 

Notre répertoire est constitué de musiques tsiganes actuelles, jouées dans les communautés roms slovaques lors des mariages et événements festifs divers. Cette musique est de provenance essentiellement autochtone, elle est créée et produite par d´innombrables formations musicales de musique disco, des petits groupes de 3 à 6 musiciens, qui se produisent lors des mariages, baptêmes, enterrements, etc. Depuis quelques années on compte dans le paysage musical rom aussi les formations qui jouent lors des célébrations religieuses des divers mouvements évangélistes. Tous ces musiciens jouent sur des instruments de musiques « modernes », synthétiseurs, guitares électriques, les voix sont amplifiées par des micro, et surtout, toutes ces formations utilisent la boite à rythme, les percussions manuelles sont très rares. Ce qui fait que ces musiques sont au niveau rythmique très uniformes, le tempo est toujours le même, soit lent, pour les morceaux sentimentaux, soit plus enlevé pour les csardas, mais toujours la même vitesse, qui ne change pas au cours du morceau. Cela s´explique par la fonction première de ces musiques, destinées avant tout à être jouées lors des mariages, durant des heures, inlassablement, produisant une ambiance festive qui correspond au type de danses que pratiquent les convives, qui est maintenue tout au long de la soirée, avec les deux seules variantes – le disco, se basant sur un tempo un peu enlevé d´inspiration des csardas traditionnels, et le glamour, le sentimental, sur un tempo plus mesuré. Pour cela, la boite à rythme suffit amplement, nul besoin est de s´aventurer dans des rythmes plus élaborés. Si, dans des formations plus importantes, un batteur fait partie du groupe, il s´adapte aussi à la boite rythmique du synthétiseur, donc les tempos sont tout aussi uniformes. Ce genre musical est souvent dénigré, à tort, par des musiciens se proclamant eux seuls être des « vrais » musiciens, pratiquant la musique classique ou la musique tsigane traditionnelle, avec des instruments traditionnels, comme le violon, cymbalum, etc. De nouveau à tort, car peu importe la relative simplicité des arrangements, de l´instrumentation et de l´interprétation, cette musique est l´essence même de la musique populaire actuelle, de l´expression artistique populaire dans le domaine de la musique, car elle est créé et produite par des artistes viscéralement liés au milieu populaire, dont ils sont issus et dont ils font partie, et elle est destinée directement aux masses populaires des auditeurs, en l´occurrence les Roms, en grande majorité des Roms des osada. C´est une musique fonctionnelle, destinée à remplir sa fonction première, celle d´apporter à ses consommateurs un outil simple et efficace pour leurs besoins socio-culturels bien précis. Cette fonctionnalité ne nuit pas à sa valeur artistique. L´uniformité du rythme, l´apparente simplicité des textes et des mélodies, l´absence de prouesses musicales et de virtuosité, ne veut pas dire que c´est un genre mineur, ne tenant pas sa place face aux autres genres de musique dite sérieuses. La simplicité exprime une sensibilité populaire à fleur de peau, l´exhibitionnisme des prouesses virtuoses des instrumentistes traditionnels est remplacé par des voix, parfois criardes, mais hypersensibles, des voix par lesquelles chante le cœur, jusqu´à pleurer, ce à quoi sont les auditeurs tsiganes le plus sensibles. 

Toutes ces musiques, nous les adaptons à nos besoins, c.à.d. aux besoins de productions de spectacles sur scène, dont l´aspect visuel est primordial, et aussi, concernant la plupart du temps des manifestations pour des publics non roms, donc non connaisseurs de culture et de pratiques culturelles tsiganes des Roms des osadas slovaques. Cette adaptation a pour but de rendre ces musiques et danses attractives du point du vue visuel, leur apporter une dynamique correspondante au spectacle vivant. Avec cette particularité, qui est la nôtre, que l´attractivité du spectacle doit s´exercer en premier lieu en direction des interprètes, des danseurs, chanteurs et musiciens, qui doivent être subjugués, transcendentés par ce qu’ils font, par ce qu´ils interprètent sur scène, afin de pouvoir transmettre ensuite cette passion au public, qui la partage dans un premier temps sous la forme d´une expérience visuelle, celle des spectateurs assis dans leurs fauteuils, pour passer ensuite à un partage physique, corporel, lorsqu´ils sont invités à investir le parquet de danse par les danseurs, et tous, ensemble clôturent le spectacle dans une méga farandole tsigane, comme cela arrive à chaque fois lors de nos spectacles quand les conditions matérielles le permettent. Une expérience unique, qui a largement fait ses preuves, et dont les spectateurs raffolent.

La large utilisation de la boite à rythme parmi les musiciens roms a pour conséquence directe le manque d´habitude de pratique de rythme au niveau manuel, donc les musiciens ne savent pas et ne sont pas capables de jouer correctement des rythmes autres, que ceux, monotones, pratiqués lors de leurs productions. Cela ne veut pas dire qu´ils n´en seraient pas capables s´ils s´investissaient dans cette direction, mais ils n´en n´ont pas besoin dans leur pratique courante, donc ils ne possèdent pas cette pratique. Les jeunes musiciens en herbe qui rejoignent le groupe, n´ont aucune connaissance en ce sens et ont tout à apprendre. Dès les premiers temps du groupe, chaque morceau, chaque chanson ou danse était aussi une étude en temps réel pour apprendre un nouveau rythme, une nouvelle manière de jouer, autre que celle, uniformes, qu´ils pratiquaient jusqu´à lors. Et puis, avec le temps, ceux qui étaient assidus aux répétitions, y arrivaient, et arrivaient même à obtenir des résultats stupéfiants, comme Janko à la guitare à l´époque de nos débuts, ou Duško et Erik par la suite, ou d´autres. L´exemple par excellence en est actuellement Roman, qui, tel Obélix, est tombé dans notre chaudron musical quand il était tout petit, il devait avoir dans les 4 – 5 ans lorsqu´il a rejoint le groupe, et dont l´habilité musicale et instrumentale est hors normes. La méthode est simple – une pratique quasi journalière, des répétitions durant les quelles on ne laisse rien passer, on va souvent jusqu´au bout de ses possibilités, en cherchent à s´améliorer chaque fois qu´on prend l´instrument en main. A chaque répétition je mène la musique, je dirige le tout, je joue moi-même, donc je veille scrupuleusement que tout soit parfait, ou presque… en tout cas on tend, modestement mais inconditionnellement vers la perfection, c´est le but de notre jeu, c´est mon style de travail, que j´ai pratiqué tout au long de ma carrière, que ce soit dans les cabarets, les théâtres ou les grandes formations musicales, dans les quelles j´ai eu la chance d´évoluer. Et j´applique les mêmes préceptes et principes intransigeants ici, peu importe que j´ai en face de moi des gamins des bidonvilles, face aux défis artistiques on est tous pareils, si on veut arriver à quelque chose, il n´y a que le travail qui paie. Bien sûr, il faut s´adapter au milieu, au « matériel humain » qu´on a en face de soi, il ne peut pas en être autrement, mais le principe de base, le travail et l´investissement total, restent les mêmes, pareils pour tout le monde, à l´Opéra, comme à l´osada. C´est pour quoi toutes nos répétitions sont extrêmes, à la limite des possibilités physiques, on ne laisse rien passer, toujours à fond, peu importe que l´on se produise dans la salle des répétitions, à l´osada ou à l´Opéra. 

Notre production sur scène est essentiellement tsigane, les danses, les chants, les musiques, le tout est un condensé de culture tsigane, comme nous le stipulons dans notre matériel de présentation. Ce n´est pas un faux slogan publicitaire, c´est la vérité, un privilège cher payé par la vie au quotidien dans les osada. Nous ne cherchons pas à reproduire ou à conserver des traditions ou un folklore passé, ce n´est pas la peine, les jeunes sont tellement empreints de leur culture, toujours du fait de leur autarcie – ségrégation géographique et sociale, qu´ils sont un échantillon vivant de la culture rom de Slovaquie. Cette faculté se perd peu a peu avec les années, les générations des enfants actuelles sont beaucoup plus cosmopolites que leurs ainés, la globalisation culturelle atteint aussi les contrées reculées qu´ils habitent, mais dans l´ensemble ils jouissent encore d´un très fort potentiel culturel. Ils sont la personnification même du « romipen », l´identité culturelle tsigane, ce qui nous aide énormément dans la conception de nos spectacles, et est même la base de notre approche artistique avec le groupe.

Nous adaptons notre programme aux publics pour lesquels nous nous produisons, donc nous proposons un spectacle vivant, dynamique, visuel, basé sur le principe d´une production de variété, dans le sens que tout doit être au maximum varié, sans répétitions, sans temps morts, pour tenir le spectateur en haleine, sans répit, avec une attention soutenue tout au long du spectacle. Nous avons ainsi plusieurs blocs de spectacles, que nous pouvons utiliser en fonction de la situation du moment, en fonction de l´ambiance et des gens pour lesquels nous nous produisons. Je ne dis jamais ce que nous allons jouer, il faut éviter à tout prix la routine, les interprètes, tout autant que les spectateurs, doivent être surpris par ce qui va arriver, et doivent chanter et danser avec toute la fraicheur et spontanéité dont ils sont capables, être naturels, tout en gardant les acquis obtenus lors des nombreuses répétitions. Lorsque nous nous produisons en étranger, surtout lors des festivals folkloriques, quand nous avons devant nous des publics souvent composés de seniors, nous incluons aussi dans notre programme des passages non tsiganes, des medleys de standards internationaux, des tubes que tout le monde connait et que les gens peuvent reprendre avec nous. C´est indispensable pour donner des repères et des respirations aux spectateurs, car à la longue, avec la meilleure volonté du monde de diversifier le programme tsigane, celui-ci devient obligatoirement monotone pour un public non initié, de non connaisseurs de ce genre. Les airs et les mélodies des csardas finissent par former un bloc sonore uniforme et il est indispensable d´apporter un peu de fraicheur musicale, en diversifiant le programme par des apports musicaux autres que tsiganes.  Cela fait du bien aux spectateurs, autant qu´aux interprètes, les uns et les autres y trouvent leur compte.  Notre bloc international comprend des standards de divers pays, en commençant par Viva España, en poursuivant par le Kazatchok de Rika Zarai, on n´oublie pas Hava Nagila, auquel on colle Habajtek de Ferouz pour que ce soit équitable, ensuite un peu de Cancan, puis le Mexico de Luis Mariano, suivi de Kalinka, et on finit par America de West Side story et le Hallelujah de Léonard Cohen. Après ce tour du monde, de nouveau retour au tsigane, et on tend vers la fin du spectacle, avec les parties de danse avec les spectateurs, et le final avec des rappels et applaudissements… Dans le registre de la diversification, nous avons aussi un petit sketch  musical sur les thèmes de la Chanson de Lara du film Docteur Zivago et des Petits Chaussons blancs de Charlie Chaplin et aussi les deux Ave Maria, de Bach et Schubert, et nous sommes en train de mettre en place un extrait de la 5-ème de Beethoven. Et j´oubliais, aussi tout un pot-pourri de standards slovaques. Outre les bienfaits au niveau du spectacle pur, ces apports ont le mérite de donner une ouverture musicale sur des genres inconnus pour les jeunes, les enrichir musicalement et culturellement. Et comme toujours, tout cela est fait avec le plus grand sérieux, une rigueur musicale sans faille, on respecte scrupuleusement les partitions d´origine, mais bien entendu, on arrange tout cela à notre manière, avec des tempos qui nous conviennent, et puis et surtout, on ne se prend pas trop au sérieux, tout cela est à la limite de la parodie, parfois dans la comédie totale, nous appliquons notre précepte – le travail et la discipline, tout autant que la joie et la bonne humeur !

Je rencontre souvent des anciens membres du groupe au cours de mes sorties en ville, le plus souvent à la gare des trains de Poprad. A la gare, la plupart du temps ce sont des SDF, qui trainent par la et qui profitent de l´occasion pour me demander une pièce, bien que ce soit pas la règle, ils me demandent aussi des nouvelles, on se rappelle le bon temps, et puis je leur donne une pièce même s´ils ne la demandent pas… et bien sûr, ils l´acceptent volontiers. Dimanche dernier, c´était Katka qui me faisait des grands signes du parc dans lequel elle passait sa journée, peut-être aussi la nuit. Katka, je m´en souviens très bien. Elle n´a pas fait partie du groupe bien longtemps, mais je me souviens que lorsqu´elle avait dans les 4 ou 5 ans, je la retrouvais au bord de la route, sous une pluie battante, à la sortie de l´osada, avec Domino, 6 ou 7 ans. Lorsque je leur demandais ce qu´ils faisaient là, ils me répondaient qu´ils m´attendaient et ils priaient pour que je vienne. Là, sous la pluie. Ils priaient pour que je les amène en répétition. Pourtant, je leur avais dit la veille qu´il n´y aura pas de répétition, que je ne pourrais pas venir, que je viendrais dans deux ou trois jours. Malgré cela, ils attendaient au lieu du ralliement, et ils priaient pour que je vienne, peu importe la pluie. Cela m´a marqué à l´époque, c´était l´époque quand on faisait une répétition tous les jours. Tous les jours je venais les chercher avec ma voiture, sauf le jour où il a plu… Maintenant, Katka a 23 ans, 4 enfants, et elle ne vit pas très bien avec son compagnon. Elle s´est mariée à Kubachy, le plus pauvre de tous les bidonvilles de la région, et je la vois souvent faire les poubelles en  ville, et tout aussi souvent s´engueuler très fort avec son mari, que je connais aussi, il a pris part lui aussi à quelques-unes de nos répétitions à l´époque. Pas plus car Kubachy sont excentrés, et je ne pouvais pas les amener autant de fois que j´aurais voulu. Ce n´est pas un mauvais bougre, pareil aux autres, ni plus, ni moins. Katka est un peu éméchée, elle a dû boire du vin de fruit, l´alcool le moins cher et donc accessible aux SDF, qui fait mal à la tête, mais du bien à l´âme et au cœur, à voir sa côte au plus haut chez eux. Katka me dit qu´elle reviendrait bien danser chez nous, je lui demande ou est son mari, elle me dit qu´il est au trou. Pour combien de temps ? 18 mois. Qu´est-ce qu´il a fait ? Rien, c´est moi qui l´ai dénoncé pour violences familiales. Voilà notre conversation… Tu es contente ! Qu´est-ce que tu vas faire maintenant ?! Qui va s´occuper de tes enfants ? J´ai mis le dernier, de 8 mois, à l´orphelinat, et avec les trois autres je suis revenue à Lomnica… 

Autant, et heureusement, il y a parmi les anciens qui s´en sortent bien, qui travaillent, arrivent à se construire, à bâtir des maisons, à s´occuper de leurs familles, il y en a d´autres, qui comme Katka, errent, perdus dans la vie, et qui ont du mal à s´en sortir. C´est bien sûr, ceux-là qui sont les plus visibles, et de les voir ainsi fait mal au cœur, car il semble qu´il sont tous comme ça, ce qui n´est pas, heureusement, vrai. Mais ça fait mal…

La situation épidémiologique ne s´arrange pas. L´hépatite A n´arrête pas de progresser, parait-il que nous ne sommes pas loin de l´épidémie. On recense des cas aussi à Bratislava et dans l´ouest du pays. On continue à désinfecter les mains… A Štiavnik, l´osada de Veronika, la compagne de Roman, s´est propagée la galle… un soucis de plus. On persévère avec la désinfection des mains, on augmente les doses… La canicule bat son plein, alors on suspend les répétitions pour quelques jours.

La Caravane de Roman

L´habitat de Roman est à l´ordre du jour dans notre « chronique » pratiquement au quotidien. Hélas, à juste titre. C´est un miracle qu´il ait pu survivre et tenir jusque-là. Nous avons cherché maintes fois comment résoudre ce problème, mais sans succès. Les coups de pouce au niveau du matériel, pas plus que les projets de construction ou reconstruction de son habitat ne se sont avérés probants, ce n´étaient que des coups d´épée dans l´eau, la situation était figée, immuable, il ne restait qu´à attendre qu´un malheur ou une tragédie ne se produisent… Une amélioration tangible est enfin survenue il y a deux mois, un peu par hasard, lorsque Kevin, un cousin de Roman, lui a proposé de venir habiter chez lui, en mettant à sa disposition une des deux pièces de sa petite maison, qu´il lui a vendu pour 500 eu, payables en plusieurs mois. C´était un énorme progrès, enfin un toit un peu plus solide au-dessus de la tête, et surtout, un sol sans trous, donc plus de rats au menu du jour toutes les nuits. La situation restait quand-même fragile, quand il pleuvait le sol était inondé, mais c´est surtout la cohabitation qui était délicate, car les deux épouses, celle de Kévin, et celle de Roman, n´étaient pas toujours d´humeur idéale, Véronika étant très instable et explosive, avec des ascendants destructifs à répétitions, et de l´autre côté ce n´était bien mieux. Il n´était qu´une question de temps qu´un conflit majeur ne se déclare, et que la femme de Kevin mette en application les menaces qu´elle profère de plus en plus souvent, de rembourser l´argent que Roman leur a donné pour la petite pièce, et de les mettre à la porte illico.

Et puis, un miracle est arrivé. Roman s´est tout à coup retrouvé avec deux demeures à son compte. Du statut du SDF potentiel il est passé a celui du propriétaire immobilier. Au logement chez Kevin s´est ajouté une caravane en parfait état, donc habitable, livrée les clefs en main, garée contre la maison de sa grand-mère, donc dans un endroit relativement sûr et sécurisé. La caravane dispose de deux pièces, un coin douche, une cuisine, un branchement à l´électricité, bref, un rêve sur quatre roues…

Tout cela a commencé il y a à peu près un an, lorsque nous a rendu visite Pavel, un vieil ami et compagnon d´aventures depuis toujours.  Pavel est un vieux routard, aventurier de la vie, il en connait tous les aspects, les hauts et les bas, il s´est bâtit une situation exceptionnelle, mais il se souvient très bien de ses années de misère, et surtout, il a gardé en lui un très bon cœur, rempli de générosité. La preuve, lorsqu´il a vu dans quelles conditions vit Roman et sa famille, il a tout suite dit qu´il a au fond de son jardin, à Prague, une caravane dont il n´a plus besoin, et qu´il pourrait la ramener à Veľká Lomnica pour Roman. Il arrive souvent que des gens bien intentionnés prennent de bonnes résolutions en voyant la misère des autres, l´envie d´aider son prochain est, heureusement, naturelle et assez répandue, mais pour ce qui est de la concrétisation, c´est souvent une autre histoire… 

Il n´en a pas été de même cette fois ci. Pavel a dit, et Pavel a fait ! Un beau jour d´été, il est venu, a livré la caravane et il est reparti. Sans gloire ni fanfare, sans les médias et les caméras, il a fait quelque chose de simple et d´exceptionnel à la fois. Simple, façon de parler, car il fallait toute une procédure administrative au niveau des papiers pour que le véhicule puisse être acheminé de Tchéquie en Slovaquie, et le transport en lui-même s´est fait sur une remorque, donc il a fallu faire appel à un transporteur professionnel. Mais simple dans le sens qu´une décision a été prise, et elle a été réalisée. Exceptionnelle, car ce genre d´histoires n´arrive jamais, et de surcroit sans médiatisation aucune, sans aucune publicité, sans la moindre volonté de tirer la couverture sur soi. Dans le contexte des aides mondiales, universelles, aux pauvres, aux Roms, lorsque le moindre petit geste de charité bien ordonnée est amplement amplifié et récupéré, oui, je veux parler des innombrables ONG, associations et autres bienfaiteurs professionnels qui polluent sur le marché de la charité et de l´humanitaire, qui n´arrêtent pas de pavaner au moindre petit semblant de geste de bonne volonté, une telle démarche est rare, pour ne pas dire inexistante.

A l´osada c´était tout un événement, une remorque qui débarque avec une caravane et la gare en plein milieu de la colonie, cela ne se voit pas tous les jours. Alors quoi de plus naturel que tout le bidonville soit venu voir de quoi il était question. Mais tout s´est bien passé. Il y a eu foule, comme c´est de coutume en ce genre d´endroits, tout le monde voulait voir, assister à l´événement, c´était en peu comme si on venait assister à un débarquement d´extraterrestres, mais puisque ces « extraterrestres » étaient bien intentionnés, et qui est de plus, déjà connus, car ils ont déjà visité ces lieux, et on en avait un bon souvenir, ils étaient les bienvenus. Et le soir même, les petits de Roman dormaient déjà dans la caravane, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Nous, on s´est lavé les mains, pas comme Ponce Pilate, mais tout simplement pour se protéger de l´hépatite A, Pavel est retourné à Prague, et il ne nous reste qu´à lui dire un grand, un très grand MERCI !

 

Les festivals

L´année 2025 est vraiment l´année de la disette au niveau des spectacles. Rien de rien, à part la mémorable sortie du mois de juin à Bobrovec, nous n´avons eu aucune occasion de nous produire. Une telle hécatombe ne nous est encore jamais arrivée. Pourtant cette année se présentait sous de bonnes augures. L´année dernière nous avons démarré une collaboration fructueuse avec le Centre culturel de Poprad, après plusieurs spectacles réussis dans la région nous nous sommes promis de continuer de la sorte cette année, avec des productions dans les écoles et surtout, la participation au grand festival folklorique Zamagurské folklórne slávnosti, qui est une date mémorable, et auquel nous avons pris part déjà plus d´une fois. Hélas, il n´en a rien été. Le tout pour des causes financières, les subventions du Ministère de la Culture ont été considérablement réduites ou carrément supprimées, avec pour conséquence directe l´annulation de nombreux événements culturels prévus de longue date. A cela se sont ajoutés aussi des désistement des actions à la dernière minute, comme celle à Bystrany, qui n´ont pas pu trouver un bus pour nous amener à Poprad, et ont annulé le tout alors que nous étions déjà prêts en costumes. 

Bien sûr, cela nous manque, cela enfreint sur le moral, nous travaillons dur, nous répétons, montons de nouvelles chorégraphies, de nouveaux répertoires, et une présentation publique aurait été une récompense bien méritée pour les efforts que tous ont déployés. A chaque fois nous sommes prêts, tout le monde se réjouit à l´approche du grand jour, et puis rien, juste une nouvelle déception. Au niveau des sorties internationales il en est de même, loin sont les années lorsque nous étions en tournées quatre à cinq fois par an, mais cela se comprend plus facilement, on sait comment c´est compliqué de monter une tournée, on sait que tout a augmenté, alors on se fait une raison et on espère pour l´année prochaine. Au niveau national c´est d´autant plus rageant, que cette année a été l´année de tous les festivals roms en Slovaquie. Il y en a eu des dizaines à travers tout le pays. D´un côté, des projets de grands festivals folkloriques slovaques, de longue tradition, ont été mis à mal, décalés et fortement diminués, mais de l´autre côté un nombre considérable de nouveaux projets a été avalisé. C´est bien, tant mieux si de nouvelles productions puissent voir le jour, bien que je ne comprends vraiment pas pourquoi notre modeste demande de subvention pour un projet de sortie à la montagne avec des ateliers de danse ne soit pas passée, soit-disant que cela ne correspond pas aux besoins de la communauté rom… On ne peut pas s´empêcher de se poser des questions, de se remettre en question. Est-ce que nous sommes moins performants, est-ce que notre spectacle est toujours valable, intéresse-t-il encore les gens… ? 

Oui, nous sommes toujours, et toujours plus, dans l´extrême, nous travaillons à la limite de nos possibilités, malgré les difficultés logistiques et matérielles nous ne laissons rien passer, nous ne faisons pas de concessions, on y va à fond. Notre spectacle est toujours extrêmement dynamique, plein d´énergie, on reste en plein dans notre lignée, dans notre sillage qui a fait ses preuves durant toutes ces années de l´existence du groupe. C´est vrai, que nous nous éloignons de plus en plus de la conception d´un « gentil » spectacle folklorique, mais cela n´a jamais été notre crédo, ni notre but. Nous partons toujours d´un concept assez simple et pas compliqué : prendre du plaisir et donner du plaisir… Notre production tient depuis toujours sur la musique, actuellement, même à deux musiciens, nous sommes au top, Roman est ultra performant et moi je n´arrête pas de travailler et de suivre un régime de sportif de haut niveau pour être au niveau… Les claquettes sont toujours aussi, sinon plus, démentielles. Il y a juste le chant qui a des hauts et des bas, mais il en a toujours été de même, on sauve les meubles par une joie de vivre débridée et un engagement hors normes. C´est aussi une des raisons pour laquelle, aussi surprenant que cela puisse paraître, on ne nous appelle pas toujours. Plusieurs organisateurs nous ont dit, qu´ils préfèrent ne pas nous faire venir, pour que cela ne fasse pas trop de contraste par rapport aux autres groupes qui n´ont pas un niveau et une dynamique comparables à la nôtre. 

Mais cela n´explique pas tout. Hélas, il y a aussi une autre réalité, et c´est celle de la structure de la communauté rom, qui est essentiellement clanique, archaïque, chaque groupe, réseau, travaille uniquement avec les siens, et ne ferait jamais venir d´autres, qui de plus pourraient leur jeter de l´ombrage par leur qualité et expérience. L´intelligencia rom,  qui possède parfaitement le mode d´emploi des demandes de subventions, et sait s´en servir, est le prototype parfait de cet état de choses, et depuis longtemps, nous nous sommes fait une raison de ne pas être prophètes en notre pays… Avant, cela se compensait par les très nombreuses tournées et succès à l´étranger, maintenant il n´y a plus ce baume au cœur, alors il ne reste qu´à résister et endurer. 

Tous ces festivals qui viennent d´avoir lieu, et qui ont été largement reliés et répercutés sur des réseaux sociaux,  ont été du même acabit. Pratiquement toujours les memes interprètes, beaucoup de rap et les nouvelles stars des émissions télé à grand public. Mais aussi, et c´est louable,  beaucoup de groupes locaux, des petites formations de musique de danse, disco, qui se produisent lors des mariages, ont eu ainsi la possibilité de se présenter sur scène, et pas uniquement sur des parquets de danse comme à l´accoutumée.  Le côté éducatif et pédagogique, fortement souligné et mis en avant dans les demandes de subventions, n´est pas apparu au premier regard, pas plus qu´au second… mais ca viendra, du moins espérons-le, lors des prochaines fois. Pour l´instant, comme le remarquent de nombreux observateurs roms, ceux qui n´ont pas participé à la grande fête, ne faisant pas partie des élus des commissions de subventions ou carrément des commissions elles-mêmes, c´était une superbe occasion de cachetonner pour des artistes professionnels roms ou non-rom, qui sont loin de la base, du peuple des osadas, mais en profitent amplement, et la culture traditionnelle rom, elle, elle est passé à la trappe. Bon, on ne peut pas plaire à tout le monde…  

 

Nikolas a eu un accident, il s´est coupé la jambe au niveau du genou en tombant par terre. Par terre il y a toujours beaucoup de bordel, des éclats de verre et autres saletés, alors ce genre de traumatisme est très courant. Heureusement, les tendons n´ont pas été touchés, cela s´est soldé par une dizaine de points de suture et par une demi-douzaine d´allers-retours aux urgences pour faire le nécessaire, que j´ai assumé en voiture, car le gamin ne pouvait vraiment pas marcher, et la famille n´avait pas de quoi payer les quelques euros pour le transport en ville…, ou du moins, ne voulait pas les débourser, puisque, généreux et serviable, donc bête et abusable à souhait, j´étais là pour faire le taxi…  

Au niveau des divergences familiales avec des dégâts collatéraux conséquents c´est Deniska qui a pris le relais de Veronika et Roman. Apres une soirée bien arrosée elle a eu un différent avec son compagnon, qui s´est traduit par un nez cassé, celui de Deniska, et une descente de la police et des urgences, habitués de ces lieux et faits divers.

Les répétitions continuent de plus belle. Les effectifs sont fluctuables, Roman a du mal a assumer son autorité, autant dire qu´il n´en a aucune, et le ramassage se fait un peu au petit bonheur la chance, au hasard des rencontres sur le bord du chemin. Mais il y a toujours assez de prétendants, et on arrive toujours à dégager une sacrée dose d´énergie, d´énergie de l´espoir, on ne peut pas se permettre le luxe de l´énergie du désespoir…