Mai

Nous continuons dans un régime ados, les petits sont plus rares en ce moment pour les raisons évoquées plus haut. Les cours les après-midi. Bon, on fait avec, quelque part ce n'est pas plus mal, car cela permet de se concentrer plus sur un travail en profondeur, en répétition et réglage des détails, en élaboration de nouveaux passages, dans la révision des passages qu'on a pas vu depuis un certain temps et qu´il faut se remémorer. Tout cela est plus délicat, voire impossible à pratiquer lorsqu´il y a toute une petite meute de marmots, qui demandent une attention soutenue, et qui ne sont pas en mesure de se concentrer longtemps, ni de répéter les mêmes passages inlassablement. 
Alors on "bosse", on remet ça, encore, et encore. A chaque fois je me pose la question est-ce que je n´ai pas poussé le bouchon trop loin, car les grands sont aussi comme des grands enfants, et ils n´ont pas l´habitude d´une assiduité trop prononcée, mais si les petits ne sont pas là, ca me fait de la peine, et il faut absolument ne pas perdre de temps inutilement, au contraire, il faut en profiter au maximum, alors il ne faut pas se ménager. 
En gros, on peut dire que ca donne des résultats, les grands suivent, je suis intransigeant sur la discipline et sur l´engagement personnel, je ne me lasse pas de leur répéter que nous travaillons dans un régime professionnel, pareil qu´au Théâtre national, aucune excuse ni relâchement ne sont tolérés, on travaille comme des pros, des pros de haut niveau, qui veulent aller encore plus haut.
Bien sûr, tout en tenant compte des réalités du terrain, qui se concrétisent avant tout par cette inconstance chronique des effectifs, due à l'environnement social particulier qui est le leur. Mais, c'est comme ça, cela toujours été comme ça, il n'en sera pas autrement. Du moins dans le proche avenir en ce qui nous concerne. Donc il faut être prêt à faire face à des défections à la dernière minute, aux changements à la dernière minute, ne pas s'en tenir au projet qu´on a élaboré il n´y a que quelques instants, mais prendre en compte la réalité telle qu´elle est à l'instant même, et reprendre inlassablement le même ouvrage, tout en sachant qu´il faudra de toute façon, quoi que l´on fasse, reprendre et recommencer de nouveau, tels le Sisyphos avec son caillou...
Dans tout groupe ou ensemble artistique, ou autre collectif de travail, on bâtit en vue d'un avenir commun. Ceux qui sont parvenus à un certain niveau de connaissances et d'habiletés transmettent celles-ci naturellement aux nouveaux, aux plus jeunes, qui reprennent le flambeau, pour servir de transmetteurs plus tard, une fois qu´eux aussi, auront atteint le niveau adéquat pour être en position de transmetteurs. 
Durant des années, nous avons, nous aussi, fonctionné ainsi. Mais depuis quelques temps, surtout depuis la fermeture de notre collège et lycée, nous ne pouvons plus compter sur cette base d'anciens, qui servaient naturellement d'instructeurs aux nouveaux. Les grands ados partent au travail, fondent leurs familles, nous ne pouvons, en aucune façon, compter sur leur présence. 
Parfois il y a des essais de reprises de contacts, comme récemment avec Perska et Babovka, mais ce ne sont pas des essais transformés, malgré la bonne volonté, il s'avère compliqué, et finalement impossible de mettre en place un plan de travail qui tienne tant soit peu debout. Perska et Babovka on 6 enfants en bas âge, Babovka doit sans arrêt courir apres des occasions de travail, la plupart de temps au noir, et il ne lui reste pas de place ni dispositions pour autre chose. Et, évidemment, Perska a de quoi faire à la maison avec ses six marmots...
Donc nous nous remettons, inlassablement, encore et encore, à l'ouvrage...  
 
Je reviens fréquemment sur cette problématique d'inconstance des effectifs, car cette particularité constitue notre "marque de fabrique". C'est le principal obstacle que nous devons affronter au jour le jour, dans l'élaboration de notre projet et dans l'organisation de notre travail au quotidien.
Car, même si cela ne semble pas évident au premier regard, nous sommes tenus au résultat. Nous sommes un groupe, un collectif artistique, dont le produit final est une production artistique qui doit faire ses preuves en public, séduire les spectateurs, autant que les interprètes. Le succès de notre production est le résultat de notre travail, de notre engagement, et constitue une motivation directe, palpable, pour la poursuite de l'effort collectif et individuel. Une équipe sportive qui ne serait pas performante, n'attirerait personne, elle n'aurait pas de fans, personne ne viendrait voir ses matchs, et il n'y aurait pas beaucoup de prétendants pour devenir membres d'une formation de bas de tableau. Normal, tout le monde a envie de jouer la première ligue. Il en va de même pour nous. Il faut que nous soyons performants, attractifs, tout autant en spectacles, vis-à-vis du public, que vis-à-vis de nous-mêmes, lorsque nous travaillons en répétitions. Et bien entendu, tout cela est extrêmement difficile, périlleux, voire impossible, dans les conditions de précarité sociale, de misère, il faut bien dire les choses telles qu'elles sont, qui sont celles des jeunes qui évoluent dans le groupe. 
La fluctuation constante des effectifs est un obstacle majeur pour un travail de fond, dans le temps, que ce soit en individuel ou en collectif. Repartir constamment de zéro est lassant, usant et démoralisant. A chaque fois que l'on arrive à obtenir des résultats, lorsque le travail et l´engagement produits "payent", la troupe devient performante, et bien entendu, si l´on poursuivait dans la même direction, elle deviendrait encore plus performante, susceptible de devenir extraordinaire, et de ce fait être capable d'accéder à un niveau supérieur, de devenir semi-professionnelle, ou professionnelle, avec des retombées financières que cela engendrerait qui pourrait apporter une solution aux problèmes financiers chroniques des jeunes. Eh bien non, cela flanche, cela se casse la figure, car pour des raisons qui peuvent paraître futiles, les uns et les autres partent, abandonnent, et il ne nous reste qu' à recommencer à zéro, et qui de plus est, sans le soutien des anciens, formés dans le groupe. Mais ces fameuses raisons futiles, du moins à nos yeux, sont fondamentales, capitales pour les premiers concernées, les jeunes. Tout simplement parce qu´il y a va de leur survie. Étant constamment dans cette précarité absolue, la survie au jour le jour est l'élément fondamental de leur évolution sociale. Alors bien sûr, la possibilité d'aller gagner de l'argent tout de suite, même de façon aléatoire, et risqué parfois, prime sur un engagement à moyen ou long terme, sérieux, qui pourrait apporter des fruits plus tard. Évidemment, on va vers ce qui apporte un bénéfice immédiat, au détriment de la construction du projet collectif auquel on a participé parfois même durant de longues années. Outre les départs pour le travail, il y aussi les départs pour la construction de vie de couple, qui interviennent relativement tôt, et sont tout aussi intransigeants, bien entendu. Et pour nous, il ne reste que ce constant renouvellement, repartir à zéro... ou rien ! En étant toujours dans une logique de performance quand-même, car il y a des engagements vis-à-vis des productions en public, des spectacles, que nous devons honorer, et cela, bien entendu quelles que soient nos problèmes internes, nous devons toujours être à même de présenter une production d´un bon niveau, pour de pas faillir à nos engagements et ne pas décevoir nos spectateurs, pas plus que nous mêmes. 
Tous ces facteurs d'instabilité et d'impossibilité de se projeter, constituent une réelle charge, très lourde, porteuse d'un énorme stress pour nous, les organisateurs et les réalisateurs de ce projet socio-artistique. Nous prenons des engagements personnels, en direction des organisateurs d'événements, de spectacles, nous ne pouvons pas faillir à ce niveau, cela compromettrait complétement nos évolutions futures. De même, dans nos projets de productions, surtout à l'international, interviennent beaucoup de personnes, des amis, ou parfois des inconnus, qui s'engagent personnellement, consacrent énormément de temps, déploient beaucoup d'énergie, pour que nos projets aboutissent. Bien entendu, nous ne pouvons pas les décevoir et faillir au dernier moment. Alors tout cela, cette incertitude quand au résultat final, est source d´un stress considérable pour nous, qui fait que toujours, nous sommes déjà complètement épuisés avant même le départ en tournée, tant ont été laborieux les préparatifs, justement à cause de toutes ces incertitudes au niveau des participations individuelles que nous avons évoqué. 
Mais ceci est le constat d'une pratique qui s'étend sur deux décennies. Je ne vois vraiment pas comment nous pourrions faire autrement. La preuve - je ne connais pas de par le monde aucun autre groupe, ou formation semblable à la nôtre, issue que des bidonvilles, qui aurait durée autant de temps que nous...