Avril

Cette photo d´ Alain Keler date des années 2010, lorsqu´il faisait son reportage qui devait servir pour le livre qu´il a publié avec Emmanuel Guibert et Frédérique Lemercier, Les Nouvelles d´Alain, dans lequel nous avons la chance et l'honneur de figurer aussi. La photo a été prise au bidonville de Letanovce, qui n´existe plus, il a été rasé depuis, et après moultes difficultés et obstacles, a été remplacé par un village en béton, construit grâce aux fonds européens, pas loin de là , toujours aussi loin de tout, à l´écart du monde civilisé, invisible de tous… 
Ce village – bidonville, n'est plus, du moins dans sa forme initiale, mais la misère, elle est toujours là, omniprésente, incontournable etéternelle coulisse de tous ces villages – colonies – bidonvilles qui fleurissent de par notre beau pays. Veľká Lomnica, le fief d´au moins la moitié de nos effectifs, n'échappe pas à la règle. Heureusement, il y a aussi de belles bâtisses, mais les cabanons éventrés y pullulent comme des jonquilles au printemps, abritant tant bien que mal les misérables de nos temps qui n'ont pas où se lotir ailleurs. 
Un parmi d'autres, notre joueur multi-instrumentiste, Roman. Il a réussi à remettre en étatd´habitat l´intérieur de sa cabane, qui est devenue presque coquette malgré les déferlements de rage destructifs de sa compagne Véronika, qui dans ses excès de désespoir détruit tout ce qui lui tombe sous la main, mais par la suite elle arrive miraculeusement à tout remettreen état. Reste l'éternel problème des rats, qui s'invitent toutes les nuits par des trous béants à même le sol, et contre lesquels le seul rempart reste un petit chiot et Roman, armé d'un manche à balai. 
La tempête de la nuit dernière a emporté les taules de zinc qui essayaient de faire office de toit à la cabane, et une fois de plus le cabanon devient totalement inhabitable. La tempête a été accompagnée d'un refroidissement considérable, la nuit ça descend de nouveau à moins 10°, et il faut de nouveau ramener tout ce petit monde à Štiavnik, le bidonville des beaux-parents de Roman. 
Nous devions participer à la commémoration de la Journée Internationale des Roms au Club Zébra, qui vient d´ouvrir à Veľká Lomnica, le village près duquel se trouve le bidonville de Veľká Lomnica, avec lequel nous développons des activités depuis toujours. Mais il n´en a rien été, au dernier moment notre participation fut annulée, il n´y avait pas assez de place dans leurs locaux pour nous. Et pourtant, ces locaux sont tout ce qu´il y a de conséquent, une belle maison dans le village, avec plein de pièces, toutes équipées au top, des ordinateurs, des jeux, des instruments de musique, que de la première qualité et en abondance. Le fameux Club Zebra abrite une ONG de Bratislava qui a pignon sur rue et qui, moyennant des subsides généreux de la part de l´UE, lance des grands projets nationaux en direction de la minorité rom. De l'hygiène, de la santé, de la scolarité, bref, tout pour plaire et pour sauver les malheureux Roms auxquels on n´a rien demandé. Bien sur, je ne peux pas m´empecher d´etre un peu sarcastique vis à vis de ces Messies des temps modernes, car depuis les quelques décennies que nous sommes sur le terrain, nous en avons vu, des Prophètes en tous genres, avec de gros moyens, des grosses ambitions et mirobolantes promesses, et a l´arrivée un flop monumental, et on passe a autre chose, un autre projet du même acabit, et encore un autre, il n´y a qu'à se servir, la misère est infinie, il y en aura pour tout le monde...  
Bref, je ne suis pas objectif, ni impartial, je le sais, mais malgré mes préjugés, j´ai accepté d'élaborer le projet de fêter la Journée des Roms ensemble, car  certains de nos jeunes fréquentent aussi ce Club Zébra, profitent des fameux équipements, alors pourquoi pas, on pourrait fêter ça ensemble. Ca fera une occasion de se produire en public, ce qui est rare en ce moment, et je suis rentré plus tôt de Paris pour. En fin de compte ça n'a rien donné, la communication était compliquée, les responsables n'avaient jamais le temps, ils étaient sans arrêt en réunions et en formation. Apparemment ils n'avaient aucune connaissance du terrain sur lequel ils s'engageaient, ce qui ne les dérangeait point, ils ont les moyens et il faut bien justifier les dépenses. Dans la pratique, maintes fois pratiquée par leurs semblables, on voit arriver des étrangers (Bratislava est pour nous un autre monde), qui ne connaissent rien de rien a la problématique à laquelle ils s´attelent, mais ils s'y attaquent, et tant pis pour les dégats collatéraux, dont nous subissons les conséquences. En effet, pratiquement toujours, cela produit un effet déstabilisateur sur nos activités. Ce n´est pas très grave, et en général ce n'est que passager, mais on le sent quand même. Ces désagréments auraient pu être évités, il suffirait de communiquer un peu, et c'est pourquoi je suis allé à leur rencontre, pour tenter de s´expliqur un peu, essayer d´aller dans la meme direction, apporter quelque chose aux jeunes, mais cela n'a rien donné. 
Tout compte fait ce sont des futilités, ca passera... Nous nous appliquons à appliquer un certain régime de travail et de conduite lors de nos activités, les répétitions et les spectacles. La discipline et le respect avant tout. Ce n´est pas toujours évident, mais il ne peut en être autrement. Alors, lorsque nous menons un peu la "vie dure" à certains de nos jeunes, à juste raison, car en pleine adolescence, il est normal qu´ils s'égarent parfois, le tout est de rester ferme et de les diriger dans la bonne direction. Eh bien voilà qu'arrivent nos amis de Bratislava, qui font fi de tous nos préceptes et remontrances, et accueillent les lascars les bras ouverts, fermant les yeux sur tous leurs péchés, et écarts de conduite. C´est cuit pour notre pédagogie du moment, ne reste qu'a passer a autre chose, c.a.d. former d'autres jeunes, puisque ceux que nous avons formés pendant des années, passent instantanément dans le nouveau club, le temps de comprendre quoi et comment, et puis finir par revenir quelque temps après. Nous avons vécu cela d'innombrables fois, toujours avec le même scénario et le même achoppement. Mais pour le moment c´est déstabilisant et contre productif.
Donc au final, la Journée Internationale des Roms, nous l'avons fêté chez nous, avec une bonne méga répétition, agrémentée de quelques friandises, et ça a été pas plus mal ainsi....   
La Journée Internationale des Roms a été commémorée aussi par la projection de notre documentaire Kesaj Tchave, de Jozef Banyak, a l´École élémentaire de Spišský Štiavnik, le bidonville, duquel vient la compagne de Roman, et dans lequel il n´arrete pas de faire des allers retours au gré de sa situation financière, toujours catastrophique.
Nous poursuivons donc nos activités, déstabilisés par toutes ces fluctuations, mais comme cette déstabilisation est constante, donc stable, alors tout compte fait on ne peut plus la juger comme déstabilisante, c´est comme ça, et basta... Lorsqu'il y en a qui partent, immanquablement il y en a d'autres qui arrivent, comme il n'y a pas longtemps, les filles de Podhorany, amenées par Duško, qui lui, revient après une escapade de quelques années. Elles chantent bien, cela fait du bien, on remet ça en intensités de répétitions, on essaie d'en faire plus pour les mettre au plus vite au niveau.  Leur présence compense l´absence des filles de Rakúsy qui ont disparues après les histoires de Miss Roma avec Ľubo.
 
L'embellie est bien entendu, de courte durée. Duško a de nouveau déménagé, il n´est plus à Podhorany, il est revenu à Rakúsy, et il n´y a plus personne pour organiser la venue des filles de Podhorany. Leurs mères ont peur de les laisser venir toutes seules, elles ont promis de venir de temps en temps avec elles, mais pour l'instant pas de nouvelles, les chanteuses de Podhorany ne viennent plus pour le moment, tant pis pour le travail que nous avons effectué avec elles. Avec ça, les filles de Lomnica doivent rester à la maison, parce que leur mère croit qu'une d'elles sort avec un garçon de Rakusy... 
 
 
Mais au même moment reviennent les filles de Rakúsy, avec en prime, Perska, une ancienne de nos danseuses et chanteuses, un sacré caractère, mais aussi un sacré talent. Nous avons convenu avec Babovka, son mari, qu'il viendra pendant quelque temps nous aider avec nos jeunes. Babovka connaît parfaitement notre répertoire, il a fait partie de groupe pendant des années, jusqu´à qu´il se mette en ménage avec Perska, il y six ans de cela. Depuis ils ont six enfants, et ils ont dû arrêter le groupe, bien entendu. 
Babovka a un rare talent pédagogique, alors, puisque nos ados de Lomnica sont en pleine crise d'adolescence et ne font plus office d'instructeurs auprès des nouveaux, j'ai fait appel à lui pour qu´il vienne nous donner un coup de main avec nos petits. Cela moyennant une modeste rétribution, car on ne peut pas demander à un père de six enfants de donner de son temps juste comme ça. Perska est donc revenue avec Babovka, et ça fait du bien d'avoir un soutien de cette envergure, cela change la qualité des répétitions, les nouveaux peuvent apprendre en les regardant, et tout va plus vite. Perska était toujours un personnage et un talent hors pair, surtout au niveau vocal, elle tenait d'Édith Piaf, tant par sa voix, que par son destin qui ne lui a pas fait de cadeaux. Mais Perska est une coriace, elle a beau n'avoir que 23 ans et déjà six enfants, et elle fait front à la vie la tête haute, et apparemment, ça lui fait du bien de revenir dans le groupe. On va bien voir ce que ça va donner... 
En tout cas, ça fait plaisir de les voir revenir, et qui de plus est, avec une partie de leur marmaille...
Nos ados abstentionnistes de Lomnica ont de sérieuses difficultés en ce moment. Surtout Klement, dont le comportement s'est détérioré très rapidement. Il s´est mis en copinage avec d'autres grands ados de Huncovce, ils sont venus quelques fois aux répétitions, ca s´est bien passé, malgré certaines situations à risque, comme par ex. lorsqu´ils voulaient se battre avec Matej, heureusement, il n´y a pas eu de bagarre, mais après, on ne les plus revu, et Klement non plus. Il a promis plusieurs fois de venir, on a pris son billet de train, mais quelques minutes plus tard il n'était plus là. Ses parents tentent de le tenir court, il reçoit des raclées de la part de sa mère, mais rien y fait, il s'absente aussi de la maison, il s'est trouvé une copine à Huncovce, on le voit traîner à Poprad, fumer n´importe quoi et boire, il manque aussi de plus en plus à l'école. Comme la loi est très sévère chez nous par rapport à l´abstentionnisme, sa mère, craignant la prison, a averti le Service social qu´elle n'arrive plus à faire suivre une scolarité normale à son fils, alors c'est Klement qui risque maintenant la maison de redressement s'il continue de la sorte. On essaie d'intervenir, plus d'une fois Roman a parlé avec Klement, d´ailleurs Klement m´a aussi écrit plusieurs fois me demander s´il peut revenir aux répétitions, je lui ai toujours répondu que oui, tout en lui faisant un peu la morale, mais pour l'instant cela n'a rien donné. 
Par l'expérience nous savons qu´il est inutile d'intervenir directement dans des cas semblables. Nous pouvons essayer d'infléchir, mais c'est dans le temps que tout se joue, il faut attendre, en espérant que cela ne va pas tourner trop mal, et en restant disponibles pour la reprise du contact. Bien sûr, c'est aussi déstabilisant pour le groupe, Klement est un excellent danseur, et un bon élément, dynamisant le groupe par son enthousiasme juvénile. Nous espérons qu´il réussira à passer ce passage délicat, et qu´il reviendra de nouveau parmi nous, et surtout, qu´il n´y ait pas de séquelles dans son évolution personnelle. 
Ca, c'est pour les ados, mais les défections sont aussi au niveau des touts petits. Les parents, qui se soucient bien peu, ou pas du tout, de ce que font leurs enfants à l´osada, tout à coup s'aperçoivent qu´ils prennent part à nos répétitions, et ils leurs interdisent de venir, étant persuadés qu´on gagne de l'argent sur leur dos. C'est affligeant pour les petits, qui, comme par ex. le petit Igor ou sa sœur Terezka, prenaient un plaisir évident à venir, et hormis cette distraction, rien de bien vaillant ne les attend au bidonville. Ils sont délaissés, sales, traînent à ne rien faire, le ventre souvent vide... Pareil, en principe ca passera, les parents retourneront dans leur léthargie, et les petits finiront par revenir... sans doute.
A une des répétitions est apparue Stanka, une ancienne d'il y a quelques années. Elle passait par là, alors elle s'est arrêtée vite fait, avec un de ses fistons. Ça nous fait plaisir, et apparemment, ce plaisir est partagé aussi par elle, elle n'a pas pu s'empêcher de se joindre à nous quelques instants, danser, chanter, histoire de se rappeler le bon vieux temps... 
Où que ce soit que je passe, dans la rue, dans les magasins, à la gare des trains, partout je rencontre des anciens du groupe, qui me saluent avec des grands sourires, je les reconnais, certains avec un peu de peine, il y a tellement de jeunes qui sont passés par groupe, il y en a qui sont restés longtemps, d´autres juste quelques mois ou une saison, on ne peut pas se souvenir de tous, mais c´est toujours un plaisir spontané de se retrouver au grès du hasard. Il y a aussi des inconnus qui me saluent, car ils me connaissent à travers les activités du groupe, ils nous ont vus à la télé ou au cinéma, ont entendu parler de nous. 
Cette "célébrité" fait plaisir au niveau humain, cela prouve que nous avons laissé une trace, un souvenir positif, que nous sommes intervenus dans la vie de tous ces gens. A une certaine époque, lorsque notre renommée était au plus haut, du fait des passages dans les médias, énormément de Roms me reconnaissaient et me saluaient partout où je passais. Je répondais toujours en les saluant tout aussi fraternellement, car il était évident que pour eux cela représentait quelque chose de plus qu'un simple bonjour, saluer un gadjé, un non-Rom. En effet dans la vie courante, il était rare, ou même cela n´arrivait pratiquement jamais, qu´ils puissent échanger un salut avec une personne non tsigane (même à la messe on refusait parfois de leur serrer la main lorsqu'ils se donnaient le signe de fraternité), ils étaient heureux et fiers de pouvoir le faire, alors je répondais toujours à ces saluts, conscient que j'accomplissais ainsi un acte de cohésion sociale rare et important. Bien entendu sans aucune prétention...