Juillet

Le début du mois de juillet a été marqué, bien sûr, par tout ce qui avait trait au spectacle que l´on venait de faire à Bobrovec, aux « événements » qui ont marqué cet  événement. Tout d´abord, tout le positif, une sortie sur scène, même si elle a été champêtre, a apporté un vent de fraicheur positive, se traduisant par une motivation au plus haut, après une réussite éclatante, que cette escapade fut incontestablement. Mais il y a eu aussi la face cachée de cette petite idylle artistique, à savoir les conséquences directes des élucubrations  de Perska, qui, outre d´avoir gâchée tout l´après-spectacle immédiat, ont eu le mérite d´avoir semé la zizanie dans la troupe, qui, même de courte durée, a eu des conséquences à long terme. En premier lieu, la défection de Perska et de son compagnon Bábovka, ce qui ne serait pas si grave, cela fait plus de dix ans qu´ils ne font plus partie du groupe, ayant fondé leur famille, c´est normal qu´ils aient pris des distances, mais ce qui est dommageable, c´est que leur bêtise entraine immanquablement aussi la défection de leur proche entourage. Leurs enfants, des gamins de 4 à 6 ans, qui ont pour la première fois participé à un spectacle, étaient au 7éme ciel le temps de cette prestation, je suis sûr qu´ à la maison ils n´arrêtent pas maintenant de danser et de chanter nos chansons, et qu´ils ne demandent pas mieux que de revenir chez nous, mais non, papa et maman ne leur offriront pas ces instants de bonheur, qu´eux-mêmes ont pourtant vécu toute leur enfance et adolescence, c´est même là qu´ils se sont connus, et ont formé le couple qu´ils sont aujourd´hui… Cette réaction stupide, qui pénalise les petits, me surprend et déçoit de la part de ces parents, qu´on a connus tout petits, et qui ne sont pas mauvais dans leur fond, je pense qu´ils nous aiment bien, mais ils n´arrivent pas à maitriser ces démons intérieurs qui ravagent les osadas -  les ragots, la jalousie, le mammon… Donc, hélas, tant pis pour les petits. 

Cela n´infléchit pas directement sur le groupe, par contre la défection de Nicolas, le frère de Perska, et de Tamara, sa sœur, qui tous les deux chantaient très bien, nous porte un coup, dont on se serait bien passé. Nous nous retrouvons de nouveau sans chanteurs, puisque Duško, lui aussi, ne vient plus, n´ayant pas pu digérer que l´on fasse venir des filles avec lesquelles il était en froid. Donc l´embellie au niveau du chant n´était que de courte durée, ce que je pressentais bien, sans vouloir faire l´oiseau de mauvaise augure. C´est d´autant plus regrettable que tous les trois rivalisaient de démonstrations d´affection et d´engouement pour le groupe, ce qui était bien entendu inutile et parfois même gênant, sachant que ces épanchements émotifs sont de courte durée, des fausses apparences, qui sans doute traduisent un besoin d´attachement affectif de leur part, mais tout cela est en général qu´éphémère et superficiel. Les filles de Lubo, qui ne venaient plus, puis sont revenues, ne reviennent plus. Pareil, des histoires internes, ragots externes, etc., mais aussi l’âge, le temps de la construction des couples, font que leur absence est dans les normes, prévisible, cela fait partie de tout ce qu´on désigne par « il faut faire avec ».

 
Donc, comme de maintes fois, d´innombrables fois, redémarrage à zéro, ou presque, puisqu´il reste quand même quelques anciens comme Dominik, Sara, et toute la tribu de Lomnica, avec Roman, Matej, etc., et surtout une myriade de petits qui ne demandent que ça, de pouvoir venir en répétition, et partir à Paris le lendemain. Alors on ratisse large, on ramasse toute cette marmaille avec nos moyens de bord, qui sont limités avant tout par les moyens de transports, dont les prix ont encore augmenté, et sont devenus plus complexes du fait de l´introduction de la digitalisation dans la vente des tickets de trains, ce qui nous complique énormément la vie. Il faut dorénavant acheter des billets de train en ligne, donc il faut savoir combien de participants il y aura pour le trajet, ce qui est impossible à définir à l´avance, vu que nous voulons prendre tout le monde, même ceux qui se trouvent là par hasard, au bord du chemin, à l´écart de tout et de tous, sans savoir forcément de ce qu´il adviendra d´eux dans les instants qui vont suivre… 
Mais bon, on fait avec, en affrontant le péril le plus gros que constitue pour nous l´acheminement de nos troupes au local de répétitions, qui consiste en la traversée de la route départementale pour accéder à la petite gare des trains, et qui ne dispose toujours pas, depuis des années, de passage piéton. Lorsqu´il y a plein de petits, j´ai beau en prendre six dans ma voiture, il en reste toujours un bon paquet qui prennent le train, c´est Roman qui a la charge de ce cortège, et il y a de quoi faire pour parvenir au bon port. Je lui donne un coup de main en les accompagnant sur le passage le plus délicat du trajet à pied, mais c´est toujours toute une aventure, en fait l´organisation de la venue et la venue elle-même de tous les participants à la répétition, constitue le point le plus délicat et le plus difficile de toute la répétition. 
Ensuite, à la répétition elle-même, ce n´est pas du tout repos non plus, il faut constamment canaliser l´énergie débordante de tout ce petit monde, qui n´a absolument aucune habitude d´être canalisé, pas plus que maitrisé d´aucune sorte, il ne reste qu´ à y aller à fond, sans le moindre répit, à grand renfort de décibels, et de pompes, si nécessaire. La discipline, et la joie, comme d´habitude.

Les vacances scolaires donnent enfin plus de disponibilité à Helena, elle peut se consacrer plus pleinement aux filles, ce qui donne des résultats on ne peut plus bénéfiques. Après toutes ces défections au niveau des danseuses, la troupe est reformée avec de nouvelles filles, et il est indispensable de travailler particulièrement avec elles. Tout en sachant que rien ici n´est durable, et que les mêmes problèmes qu´on a eu avec les plus grandes, finiront par ressurgir le moment venu, mais c´est comme ça, et on fait avec…  

Autre problème, et pas des moindres, c´est l´état épidémiologique du moment… Eh oui, comme tous les ans, l´été est la période idéale pour la prolifération d´infections diverses, et c´est l´hépatite A qui a la côte en ce moment. D´habitude la saloperie ne dépasse pas le cadre des osadas, mais cette année les frontières imaginaires sont dépassées alégrement, l´hôpital de Poprad compte déjà 6 médecins et une dizaine d´infirmières de  contaminés. Le gouvernement appelle à la plus grande vigilance. On fait ce qu´on peut, on passe du désinfectant sur les mains de tout le monde en arrivant, tout en sachant que c´est plus du domaine de la fiction que de la réelle protection. En fin de compte, ce qu´il faudrait c´est limiter les répétitions ou les suspendre complètement quelque temps, le temps que cela passe, que la météo devienne plus clémente. Cette affaire est délicate, le temps d´incubation peut être de plus de 50 jours, alors on passe du désinfectant sur les mains, le balai et la serpillère sur les sols, et on espère des jours meilleurs…

En attendant, il fait très chaud, la canicule bat son plein, et n´est pas prête de s´arrêter.  Il est impossible de faire quoi que ce soit dans de telles conditions, nous limitons les répétitions, nous reprendrons dans quelques jours, lorsque il fera plus doux. Répéter avec 35° est impossible, du moins pour moi, les petits, étonnés et incrédules, mes demandent pourquoi on ne répète pas, eux, la chaleur ne les dérange pas, mais moi si, alors une petite pause de quelque jours, ils seront mieux au ruisseau glacé des montagnes qui leur sert de jacuzzi et de bombe à immunité par la même occasion. 

En effet, se baigner dans une eau à pas loin du 0° est idéal pour acquérir une immunité à toute épreuve, la preuve, les gosses qui se baladent à moitié nus en plein hiver, sans le moindre problème, outre le problème social, qui est loin d´être des moindres…

Lorsque, lors de nos rares moments de discussions, ou plutôt de mes monologues, quand j´essaie d´expliquer aux jeunes certaines choses courantes en rapport avec les bidonvilles, les Roms, et ce que nous faisons, pour illustrer les façons de voir la vie à l´ancienne des Roms,  j´utilise l´histoire suivante, véritable, que j´ai vécu plusieurs fois au cours de mes innombrables allers-retours dans les osadas. Lorsque,  du temps quand je faisais encore les navettes aux osadas avec ma voiture pour ramener les jeunes aux répétitions, je revenais de Rakusy vers Kežmarok, je voyais marcher au bord de la route un vieux Rom. Il tombait une pluie battante, il était évident que personne ne s´arrêterait pour prendre le pauvre gars, d´ailleurs il ne se donnait même pas la peine d´essayer de faire un signe de la main aux voitures qui passaient, il savait que c´était inutile, jamais personne ne l´a pris et ne le prendrait. C´est comme ça. Moi, je me suis arrêté. Surpris, incrédule, il monte, et s´assied,  trempé, à côté de moi. Il doit avoir la soixantaine, on ne parle pas, je fais attention à la route, dehors c´est un vrai déluge, je me concentre sur la conduite. En arrivant à Kežmarok, je lui demande où il veut descendre, il dit que n´importe où, et puis,  d´un ton autoritaire il me demande 1 euro pour pouvoir rentrer. Et il argumente tout de suite que je l´ai conduit à Kežmarok, comment va-t-il maintenant faire pour rentrer, c´est moi le responsable, alors c´est à moi de lui donner de quoi payer son retour en bus. 

Cette histoire, je l´ai vécue plusieurs fois. La première fois j´étais sous le choc, quelle arrogance ! J´expliquais au gars l´évidence, il allait de toute manière à Kežmarok, 8 km à pied, il était trempé, personne ne l´aurait pris, et de toute façon il avait le projet de rentrer ensuite, de nouveau à pied, je n´étais en aucun cas concerné par sa décision, et encore moins responsable de son sort, au contraire, il devrait être reconnaissant que je me sois arrêté et que je l´ai fait monter, tout mouillé dans ma voiture, et que je l´ai conduit jusqu´à Kežmarok. Bien entendu, il ne voulait rien entendre, et il continuait sa rengaine. Amusé, j´ai compris que c´était sa façon de voir la vie, d´approcher la vie, qui n´était qu´une suite de combats pour la survie, de débrouilles coute que coute, et qu´il devait tirer profit de toute situation, quelle-quelle fut, sur le moment même, il n´y avait pas de lendemains dans sa vie. Et il en a été de même cette-fois-ci. J´ai fini par lui donner un euro, il n´a même pas dit merci, et s´en alla sur son chemin, sous la pluie. Il a accompli son destin d´aujourd´hui, il n´a pas laissé passer l´occasion qui s´est présentée à lui, tout compte fait, moi aussi, j´ai fait ce que j´ai estimé que j´avais à faire, alors on était quitte. Je ne l´ai plus jamais revu, mais le même scenario s´est reproduit à plusieurs fois, dans de circonstances similaires. Fort de mon expérience, ce genre de réaction ne me surprend plus. 

J´utilise cette histoire lorsque je veux faire comprendre à nos jeunes le rapport à l´argent, au profit, le rapport au monde extérieur, aux gadjés, aux gens qui leur veulent du bien, qui veulent les aider. Oui, les anciens, qui vivaient dans d´autres conditions, dont la vie était un véritable combat pour la survie, qui étaient rejetés, parfois chassés et battus, eux ils ont eu cette vision du monde, cette réaction à la réalité qui était la leur. La vie d´alors dictait leur conduite. Mais maintenant, les choses ont quand même changé, et je ne parle pas des rapports au sein de notre groupe, qui de plus, est constitué uniquement de Roms (à part moi), il n´y a aucune raison de voir les choses à l´ancienne, en se comportant de la sorte on s´appauvrit soi-même, en voulant léser les autres, c´est soi qu´on lèse.

Roman a eu, sans s´en rendre compte, une réaction similaire, qui m´a fait rigoler. Il nous a demandé de lui donner une avance sur la rémunération que nous lui donnons pour sa participation aux répétitions, et avec 30 euros il a acheté des provisions pour toute la semaine. Très bien, un souci en moins. Mais le jour suivant, il nous téléphone pour nous dire que maintenant il n´a pas où mettre la viande qu´il a acheté hier avec l´argent qu´on lui a avancé, et avec la chaleur infernale qu´il fait, la viande va s´avarier, il faudrait acheter un frigidaire !  Pareil que le gars de Rakúsy que j´avais pris en voiture. Sauf qu´il n´était pas arrogant, et il nous priait humblement de lui prêter encore 15 eu pour acheter un frigo tout neuf qu´un type du bidonville lui proposait. Bon, la canicule aidant, on a répondu par l´affirmatif, l´épidémie d´hépatite était aussi un argument en sa faveur, la situation est assez critique sans cela, ce n´est pas la peine d´en rajouter, alors allons-y pour le frigo tout neuf pour 15 euros. 

Mais ce n´est pas tout. Quelques jours après, Roman téléphone de nouveau, de nouveau pour un frigo tout neuf, mais cette fois-ci offert gratuitement par des gens sur le net, il suffit d´aller le chercher. Mais pourquoi avoir deux frigos ? Il s´est avéré que le frigo tout neuf acheté il y a quelques jours n´était pas si neuf que ça, le compartiment du congélateur ne fonctionnait  pas, alors si des gens offrent un frigo gratuitement, ce serait bête de ne pas le prendre. Argument de poids, mais pour moi cela veut dire encore se déplacer, venir chercher le fameux frigo avec Roman, le charger dans la voiture et l´amener au bidonville. Une broutille de deux heures, dont je me serais bien passé en cette fin de journée après une répétition éprouvante…

 

Le weekend suivant nous avons organisé une journée de nettoyage de nos locaux, qui en avaient le plus grand besoin. Une équipe mixte de volontaires de Lomnica et de Rakúsy s´est constituée, et tout y est passé, les tapis, les fenêtres, les coins et recoins divers, une remise a neuf impressionnante…