Paľo

 
 
Extrait du journal de bord (tournée mai juin 2018)
 

Il y a un argument en ma faveur, pour expliquer mon épuisement. En effet, tout se passe bien, il n´y a pas de situation spéciale à déplorer, mais au niveau musical je dois en faire bien plus que d´habitude. Déjà, en temps normal, lorsque j´ai mes musiciens habituels à disposition, il y a de quoi faire, nos spectacles sont basés sur l´énergie et la dynamique, et celles-ci sont fournies en premier lieu par la musique. Que je mène. Mais là, je n´ai pas avec moi mon équipe habituelle. J´assure toute la musique uniquement avec Erik à la basse et Palo au synthé. Palo débarque. Il n´a rejoint notre groupe que depuis peu, et n´a absolument pas l´habitude d´assumer une telle responsabilité instrumentale tout seul. Alors, ca laisse encore à désirer. Palo est un cas. Il a dans les 19 ans, c´est un grand gaillard, avec un gabarit de basketteur virant au rugbyman. Il vient de la colonie de Rakusy, d´une dynastie musicale hors norme, les Ciaš. En effet, son arrière grand-père était un illustre musicien, appartenant à l´aristocratie des musiciens tsiganes de Budapest d´entre-deux-guerres. Il jouait dans les plus grands cabarets de la capitale magyare, et un jour, on ne sait pas pourquoi et comment, il a atterri au bidonville de Rakusy, à des centaines de kilomètres de Budapest, et c´est là qu´il a fini ses jours, tout en laissant une progéniture nombreuse, qui porte encore très bien les stigmates positives de leur illustre aïeul. Tous sont d´excellents musiciens. Palo en est l´exemple par excellence. Il a un talent musical exceptionnel. Non tant au niveau de l´habilité instrumentale, comme d´autres, mais il a un véritable don, qui pourrait faire de lui un compositeur, dans le vrai sens du mot. Plus d´une fois je l´ai écouté, sans qu´il s´en rende compte, jouer juste comme ça, pour lui, entre deux cours, lorsqu´il était encore étudiant dans notre lycée. Chaque jour il arrivait à trouver des nouvelles inventions, à progresser, à  créer. Un sens de l´harmonie inouï. D´ailleurs au niveau de l´instruction générale, il n´avait aucun problème, non plus. Il n´avait pas besoin de bûcher spécialement les maths, la chimie ou la physique, il comprenait et ingurgitait naturellement tout. Avec un niveau de culture générale remarquable. Un cas absolument unique au bidonville. Mais rejoignant notre groupe que sur le tard, il ne possède pas cette habilité instrumentale comme les autres qui sont passés par chez nous dès leur plus petit âge, et il n´a pas eu cette dressure au niveau du rythme que j´impose à tous. A la différence d´un cours de musique normal, lorsque le prof, tranquillement assis dans son fauteuil, regarde l´élève s´escrimer sur les gammes et les pénibles études, moi, je joue avec les jeunes. Je joue à fond avec eux, je ne laisse rien passer, et ils n´ont pas le choix, avec le temps, au fil des infinies répétitions ils acquièrent un sens du rythme exceptionnel. Sur cette méthodologie est basée notre production musicale, et toute prétention mise à part, elle est dans certains aspects assez performante. Notamment au niveau de la rythmique. Mais ça, Palo ne le possède pas. Au contraire, il a de sérieuses lacunes en ce sens, et avec le trac qu´il a, étant très bon musicien, il est conscient de ses défaillances, il est complètement bloqué, et n´arrive pas à tenir le rythme. Ça passera, mais il faut encore du temps. Ce qui fait, que chaque mesure, chaque battement, je dois les marquer bien plus fort que d´habitude. Dans les moments les plus exposés, les plus extrêmes, lorsque le rythme est à son comble, à la limite de la folie, lorsque tous sur scène sont en transe, aux limites de leurs possibilités, je dois battre la mesure encore plus fort, car Palo est légèrement à côté du tempo, les seuls chanteurs qui ont de la voix, les deux Janko, sont complétement à côté, car c´est leur première tournée, alors je dois faire abstraction de leur chant qui me déstabilise, leur donner des coups de coude pour qu´ils arrêtent de chanter quand ca ne va plus, continuer à hypnotiser Palo et le reste du choeur pour qu´ils tiennent quand même, je gueule, mais pas excessivement, sinon Palo va s´écrouler psychiquement, je donne des coups de pied à Erik qui est à la basse, pour qu´il arrête de mater les filles, et pour qu´il me fixe dans les yeux, sinon il sera hors du rythme lui aussi, je continue à taper comme un forcéné sur la timbale, il y a des petits bouts de cuivre qui volent en l´air, ma main s´encylose, je dois maîtriser ma respiration, sinon je vais avoir une syncope, pas musicale, mais cardiaque, il faut surveiller la scène, crier et siffler sur tous ceux qui s´endorment, sur ceux qui dans les choeurs oublient qu´ils doivent avant tout chanter et pas regarder le spectacle comme s´ils étaient des spectateurs, sourire de temps en temps aux spectateurs pour qu´ils n´appellent pas police-secours pour m´enfermer, bref, faire un exercice de haute voltige, comparable à celui d´un équilibriste au cirque, qui est sur une corde raide à 20 mètres du sol, sans filet, et dont le moindre faux mouvent serait fatal pour lui. Sauf que là, si le rythme tombe, c´est toute la troupe des 30 danseurs et danseuses qui va s´écrouler, s´écraser par terre, et ça, c´est impossible, il faut qu´on se maintienne en haut de la vague, que l´on surfe sur ce rythme fou, quoi qu´il arrive, jusqu´au point final. Hop tsaritsa, tsa tsa! Applaudissements, reprise, sourires, saluts de la main, retour sur scène, de nouveau le salut, tous ensemble… et là, c´est fini. A moins que je siffle encore un bon coup et c´est de nouveau reparti pour un tour. Toujours prêts! Inutile de dire, que ça pompe l´énergie...