CCFD












Nos interventions sur les terrains sont très intenses, jamais les mêmes, pourtant toujours avec les mêmes ingrédients, immuables au fil des années. Nous avons beau avoir l´habitude, avoir à notre palmarès un nombre considérable de ces actions, il y a toujours quelque chose pour nous surprendre, quelque chose d´inattendu, que nous n´n’avons encore jamais expérimenté auparavant. Après la fin de notre spectacle, les moniteurs et les stagiaires des Intermèdes rangent les affaires, nos garçons ramassent les instruments de musique et les costumes, je bavarde avec les gens sur place. Juste à la sortie du hangar qui sert d´abri à tout le camp, il y a un cabanon, avec une dame âgée assise devant, les larmes aux yeux, en me voyant passer, elle me prend par le bras, me dit en roumain tous ses remerciements, et me demande d´attendre un instant, le temps qu´elle revienne de son cabanon avec une bible à la main. Elle me l´offre avec des bénédictions pour toute ma famille, pour toute la troupe... Je vais vite à la voiture, pour lui ramener au moins une belle photo du groupe en souvenir et nous repartons comme nous sommes venus. Le lendemain, lorsque Nicolae, l´éducateur rom roumain des Intermèdes, nous accompagne à la gare, il nous explique que cette dame, qui est sa voisine, puisqu´ils habitent le même bidonville, il la connait bien. Elle, et son mari, roumain, pas tsigane, sont une bonne famille, tous leurs enfants ont fait des études, certains à l´université. Mais ils ne vivent pas avec leurs parents, ni près d´eux, ils sont au loin, à Bucarest. Les enfants, adultes, viennent qu’une, deux fois par an, pour les grandes fêtes. La famille n´est unie qu´en apparence. Lorsque leur mère est tombée gravement malade d´un cancer, il n’y avait personne pour prendre soin d’elle. L´accès aux soins adéquats en Roumanie était impossible pour elle. Alors elle a fait le choix de venir en France, de passer par la vie des bidonvilles, avec l´espoir d´accéder aux soins médicaux et pouvoir subir l´opération qui était indispensable. Cela relève du miracle, et pourtant elle a réussi. Elle a été opérée deux fois, pour l´instant son état est stable, il y a espoir que cela évolue dans le bon sens. La bible que cette femme m´a donnée est toute remplie d´annotations à la main, faites par la vielle dame. A chaque page, à chaque strophe, des fois à chaque ligne, il y a un commentaire, écrit de main tremblante, toute la bible est bleue de ces lignes minuscules écrites au stylo bille ou au crayon. Quel cadeau ! Et quelle histoire ! Combien de courage, d´abnégation, de foi il a fallu pour tenir jusqu´au bout. Je ne connais même pas le nom de cette dame. Mais je me souviens très bien de son visage et de ses yeux vifs, on dirait une enseignante à la retraite, remplis d´une immense tristesse, pleins de gratitude, me remerciant de faire ce qu´on fait et me donnant sa bénédiction. Je me suis rendu compte, que je n´aurais pas été capable de vivre une seule journée de ces hommes et femmes, qui affrontent le destin tel qu´il vient, et font avec. Avec un projet de vie très concret, clair et net - assumer matériellement leur famille, construire une maison en Roumanie, une belle maison, toute pimpante, kitch, avec des tourelles et des balcons, dans laquelle ils vont habiter juste dans une pièce au rez-de-chaussée, le reste sera juste pour la façade, immaculé, au spectacle des voisins et de la famille. Peu importe, si cela nous semble superficiel, si nous ne comprenons pas. Ce superficiel à nos yeux, c´est toute leur vie, leur vie de misère des bidonvilles, de la manche et de la ferraille, au service de ce « rêve occidental », que nous leurs donnons en pâture avec nos vies, nos pubs, nos réussites parvenues, ce rêve, ce mirage, ils le réalisent au prix de renoncements infinis, de persévérance, de ténacité à tout épreuve. Aucun bulldozer n´arrivera jamais à raser leur détermination, leur foi inébranlable en une vie meilleure, toute pleine de cette consommation à laquelle nous ne croyons plus. Et ils ne vivent pas tous des combines, du vol ou du trafic. Ils font ce qu´ils peuvent, et je dois bien admettre que je n´en serais pas capable, loin de là... Je dois avouer, que ce jour-là, j´avais en moi pour ce camp une admiration que je n’avais encore jamais ressentie jusqu´à cet instant. D´habitude, avec mon épouse, nous sommes critiques, très critiques... Mais là, peut-être est-ce la bible criblée de petits mots, ces mots de remerciements en roumain pour ce qu´on fait pour ces gosses... m´ont fait voir les choses d´une autre manière.











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Notre partenariat avec le CCFD-Terre Solidaire s´inscrit dans la durée. Nos premiers contacts datent de 2009, lorsque Julie Biro, responsable du secteur rom à l´époque, est venu nous voir lors d´une de nos répétitions à Montreuil, au Théâtre de la Parole Errante, alors en pleine reconstruction, qui nous a accueilli malgré les travaux en cours. C´était notre première répétition avec les enfants rom roumains des campements du 93, que nous avons mobilisé pour une première rencontre de travail avec notre groupe. Il y avait donc une bonne soixantaine de jeunes roms roumains, une bonne trentaine de jeunes roms slovaques, le tout pas loin de la centaine, avec une moyenne d’âge allant de 6 à 26 ans... Tous ces enfants et jeunes venaient d´un milieu déstructuré, la majorité n´étaient pas scolarisés, il n´y avait pas de véritable accompagnement adulte, il y avait juste ma femme et moi, et Misa de Saint Denis, autant dire que c´était une sacré pagaille. Tout, sauf l´image vertueuse d´un projet BCBG, dans lequel tout va bien dans le meilleur des mondes. Nous avons quand même réussi à gérer tout ça à notre façon, à grand renfort de décibels et d´énergie débridée, mais contrôlée, malgré toutes les apparences. S´il y avait quelqu´un dont je ne me souciais absolument pas, c´était Julie Biro, la petite dame du CCFD. D´ailleurs, je ne savais même pas ce que c´était, le CCFD. Puis à la fin, Julie est venu me voir, on a échangé juste quelques mots, sans plus. Et quelque temps plus tard on a repris contact, et par la suite, ce contact a évolué vers ce partenariat qui dure jusqu´à aujourd´hui.
J´évoque ce souvenir, car il me semble représentatif de tout ce qui s´en est suivi dans notre relation avec le CCFD-Terre Solidaire. Dès le départ, s´est instauré une relation de confiance, Julie Biro a vu que nous étions en plein milieu de la problématique, sur le terrain, les mains dans le cambouis… Nous n´avions pas besoin de discours vertueux, ni de talents de persuasion, nous étions dans l´action et elle parlait d´elle-même. Et manifestement, c´est ce qui importait à notre futur partenaire. Le partenariat officiel s´est instauré à partir de 2015. Durant toutes ces années j´étais sidéré qu´une relation de confiance, telle que nous la vivions avec le CCFD-Terre Solidaire puisse exister. Lors de tous nos rapports et rencontres personnelles, nul était besoin de camoufler ou d´embellir, au contraire, nous pouvions à chaque fois aller droit dans le cœur de la problématique, parler de tous les problèmes que nous rencontrions au jour le jour, qui plus d´une fois nous semblaient insurmontables et sans solution. A quoi sert tout ça, tous nos efforts, s´il y a si peu d´avancées sur le terrain, la réalité de tous les jours est implacable, plus d´une fois on avait l´impression de faire du sur place, ou de reculer carrément. Avec nos vis-à-vis du CCFD, nous avions toujours en face de nous des gens qui comprenaient tout ça, qui nous comprenaient et savaient trouver les mots justes pour aller de l´avant.
Et puis, finalement, les coups de blues passés, on fait le bilan, et quand on regarde en arrière, on voit qu´on a pu faire des choses formidables, aller là où personne ne va, faire des choses inouïes, donner du bonheur là, où prime le malheur, et rien d´autre. On ne va pas faire dans du pathétique, mais, hélas, la misère, la misère générationnelle, éternelle, ne donne pas beaucoup d´ouvertures à ceux qui la subissent. Et avec nos actions, don-quichottesques, irrationnelles en apparence (danser, chanter) - à quoi ça sert de s´investir si la misère est toujours là, et au lieu de reculer, elle ne fait qu´avancer, à quoi ça sert de s´investir si ceux-là mêmes, vers lesquels tendent nos actions semblent imperméables à nos efforts ?! Et puis, les années passent, les années de partenariat. Sans ce partenariat on n´aurait pas pu faire tout ce chemin, et constater, les années passant, que finalement tout ça, ça n´a pas été si vain comme on aurait pu le penser il y a quelque temps. Des centaines de jeunes, d´enfants, ont pu vivre des instants de bonheur, de vie normale, d´eau chaude et des douches lors des tournées, plus des repas réguliers et surtout, des échappées, loin de la violence et du besoin absolu, qui bien que limitées dans le temps, mais qui leur permettaient de découvrir et de vivre une autre réalité que celle de l´ordinaire de tous les jours des colonies bidonvilles.
Nos partenaires CCFD, dans un bulletin de propagation à propos de la venue de notre groupe chez eux, à Guerches sur l´Aubois, ont cité le Pape François qui disait : « Dans une société bien constituée, les privilèges ne doivent être que pour les enfants et les personne âgées. Car l´avenir d´un peuple est entre leurs mains ! Les enfants, car nous savons qu´ils auront la force d´écrire l´histoire, et les personnes âgées, car elles portent en elles la sagesse d´un peuple et doivent transmettre cette sagesse ». Merci au CCFD-Terre Solidaire de nous avoir permis de privilégier des enfants tsiganes !
Ivan Akimov
a Kežmarok, le 15 décembre 2025
