Aven savore juillet 2017

Nous constatons que l´équipe de jeunes qui participent aux activités de Kesaj Tchave aux Intermèdes Robinson avec le projet Aven savore est maintenant bien en place. Leurs éducateurs ont bien intégré les principes de base de notre méthodologie et le travail avec les jeunes va dans le bon sens – celui de l´inclusion du plus grand nombre de participants de tous les horizons. La présence sur le long terme de nos instructeurs au sein de l´association Intermèdes, via le service civique de l´année dernière, a porté ses fruits, une équipe performante et motivée est maintenant sur place. Autre effet positif, Dusko, un ancien des Kesaj Tchave, a pu, après avoir réalisé son service civique dans l´association, passer au stade de salarié en tant qu´éducateur social, dans le cadre de la création d´un emploi jeunes. Nonobstant ces réussites concrètes, cette jeune structure a besoin de suivi, d´assistance dans les moments cruciaux, comme des spectacles d´envergure, et pour cela, nous sommes au maximum présents dans le projet Aven savore, tout en promouvant une autonomie maximale à l´équipe des Intermèdes, car cela fait aussi partie de la méthodologie que nous mettons en place.

Cette méthodologie reprend irrémédiablement les mêmes principes que nous appliquons chez nous, en Slovaquie, car malgré les écarts géographiques et culturels, le contexte reste le même – la précarité des populations rencontrées engendre une instabilité chronique, avec laquelle nous devons sans cesse composer, en vérité sans cesse recomposer en fonction des réalités du jour. Cela a bien sur une incidence directe sur la qualité du travail au jour le jour, et surtout lorsque l´on doit se présenter à un moment donné lors d´une représentation publique, qui est en fait une espèce d´approbation, d´examen général de tout le travail effectué, et que ce jour « J », la moitié, voir la majorité de tous ceux qui ont travaillé et ont été formés, manquent à l´appel, car délogés, expulsés, déplacés, mariées, repartis au pays... etc. Et pourtant, il ne faut pas rater cette épreuve, car un échec aurait des répercussions néfastes immédiates, et serait très dur à rattraper. Alors nous mobilisons les ressources dont nous disposons, pour être présents lors de ces moments cruciaux, lors des coups durs, quand il faut se mobiliser et réunir toutes les forces.

Nous continuons toujours à intervenir auprès des Intermèdes lors des actions d’envergure, en leur apportant notre soutien par des accompagnements lors des séjours – stages de perfection, comme celui du début juillet, lorsque nous sommes venus avec l´équipe des garçons pour une dizaine de jours pour une résidence accompagnée d´interventions sur les terrains. Le choix d´une équipe masculine était dicté par l´indisponibilité de mon épouse, Helena, qui pour des raisons de santé ne pouvait pas prendre part à cette tournée, donc il aurait été délicat de prendre des jeunes filles avec nous, sans la présence d´une femme adulte dans l´accompagnement. Finalement ce choix était bénéfique, car cela permettait de mettre bien plus en avant les jeunes filles des Intermèdes, qui devaient assumer leur place sans se reposer sur les danseuses de Kesaj. Il va sans dire que l´équipe des Intermèdes était encore trop fragile pour assumer dans son intégralité les défis qui se présentaient – plusieurs interventions artistiques dans les bidonvilles roms et pour des migrants. Ce n´était pas à cause d´un manque de travail ou d´assiduité, mais tout simplement, l´équipe initiale était décimée par des départs inopinés de la majorité de ceux qui avaient déjà acquis des solides bases par le travail de l´année dernière. En effet, Karmen et Gabriella, les plus performantes des jeunes roms roumaines, venaient d´être mariées, les garçons comme Ionuts, Ronaldino et Timo sont repartis en Roumanie, le camp de Champlan a été démantelé, celui de Ballainvilliers de même, et les familles n´ont pu faire face à la situation et ont fait le choix de rentrer. Après des années de galères dans les camps, en fait, toute leur enfance d´expulsion en expulsion... mais aussi après des années d´accompagnement des associations, les Intermèdes Robinson en l´occurrence, ayant réussi à mettre en place un suivi au niveau des activités d´éveil, de parascolaire et d´accompagnement à la scolarité. Nous, nous avons pu interférer avec notre apport artistique et humain, en créant des passerelles culturelles entre ces communautés et la majorité, en créant du lien social au sein même des communautés roms, puisque des tsiganes originaires des Balkans ont pu rencontrer leurs cousins de Slovaquie, imprégnés d´une toute autre culture, mais se retrouvant autour d´une même base, à savoir une identité rom transnationale, universelle, et surtout positive, car accueillie d´une manière positive par la société majoritaire lors des rencontres avec les publics les plus divers à travers les spectacles et les tournée effectuées. Mieux encore, cette culture était partagée, vécue par des non-roms, par de français, africains, maghrébins, par tous ces jeunes qui ont partagé le projet Aven savore.

Donc, même si partis du jour au lendemain, sans bagages, les cabanons rasés avec tout leur bien dedans, ils partent quand-même avec un bagage culturel, social et humain, qu´ils n´auraient pas eu la moindre chance de constituer sans la rencontre avec les Intermèdes, avec nous, d´où la pertinence de toutes ces actions qui parfois semblent désuètes, sans signification immédiate, perdues dans la masse énorme des problèmes de tous les jours et des problèmes de toujours. Comme cette fois-ci, nous avons travaillé pendant plus d´un an avec des jeunes, et au moment crucial, lorsque nous aurions pu en tirer avantage, cueillir les fruits de notre investissement, il n´en est rien, car ceux-ci sont évaporés, perdu dans la nature, tout est à recommencer. Mais, bien entendu, il en va de bien plus que d´une série de spectacles ou performances artistiques. Il en va de ce bagage humain, et celui-là, heureusement, on n’a pas besoin de valises pour l´emporter, les bulldozers auront beau raser, les cabanes tomberont, mais les souvenirs et acquis resteront et ces jeunes seront prêts à reprendre du service, dès que l´occasion se présentera. Et cela, de par notre expérience, nous le savons pertinemment, alors on continue, à remettre sans cesse le même ouvrage, à refaire les même premiers pas avec des gosses et des jeunes différents et pourtant tous les mêmes...

 

Il est évident, qu´en apparence il n´y a aucune importance à donner à un spectacle pour des migrants devant leur hotel F1 ou dans des camps de roms bulgares et roumains, qui seront de toute facon détruits le lendemain. Aucune importance dans les faits, mais extrêmement important dans le symbole et la signification pour tous ceux qui sont directement impliqués dans ce projet, qui se sont investis et qui vont passer leur examen d´excellence. Un camp illégal rom, dans un hangar branleballant, avec tout ce que cela comporte comme porte-à-faux par rapport à l´hygiène, par rapport à toutes les conventions et pratiques élémentaires en ce qui concerne l´habitat humain, sans parler de contexte artistique d´un lieu de spectacle qui n´en est absolument pas un, donc c´est tout - la cour des miracles, le Radeau de la Méduse, la dernière station d´une voie sans issue avec un plafond éventré, c´est bien plus que le contraire d´un Olympia qu´on a fait il y a deux saisons, ou d´un Zénith, sur la scène du quel nous avons fait monter à l´époque des gamins sortis des mêmes cabanes devant les quelles nous allons nous produire. Oui, on pourrait en toute bonne conscience dire, qu´il n´y va de rien, un spectacle ici, il n´y en a jamais eu, et qu´il y en ait ou non, quelle importance...

Et pourtant. Certains de ces gens nous ont déjà vu, il y a quelques années de cela, dans un autre endroit improbable, avant le passage des bulldozers. Pareil, à l´époque c´était une gageure, un pari perdu d´avance, à quoi cela pouvait bien servir de se produire là-bas. Eh bien, après deux, trois ans, par le plus grand des hasards, mais aussi par la persévérance des gens comme ceux des Intermèdes, nous retrouvons certains de nos spectateurs d´antan ici. Ils nous attendent. Ils savent que l´on doit venir, c´est un événement pour tout le camp. Nous retrouvons des jeunes que nous avons déjà croisé par le passé, qui ont grandi, nous reçoivent, nous font la place et aménagent tant bien que mal un espace scénique. On pousse la table de billard qui trône à l´entrée, on donne un coup de ballai, un coup de serpière pour les flaques d´eau, les gamins viennent de partout, les mamies et les mamans suivent. Certains des leurs, cousins, frères, soeurs, ont fait parti de nos tournées et spectacles. Les Ianouts, Ronaldino, Gabriella... Ils ont raconté, ils ont partagé leur expériences. Nous sommes reçu avec beaucoup de respect. Avec des grands sourires, bien qu´en dehors de cela il n´y a aucune raison de sourire. Nous sommes samedi, et le camp va être rasé lundi. Personne ne sait ou aller. Est-ce que ca un sens de venir « faire le guignol » dans de pareilles circonstances... ?   On ne peut pas s´empecher de se poser la question. Le hasard du calendrier de nos tournées a fait que l´on soit là, alors il faut faire au mieux. Ne pas décevoir. Mais comment faire au mieux, sans les éléments de base, sans ceux qui ont travaillé, qui ont pris part aux activités, mais qui viennent de partir il y a quelques jours. Et il est évident que l´intervention que nous devons faire, a bien plus de signification, de contenu, qu´un banal spectacle de danse et de chant. Mais il est évident aussi, qu´au niveau artistique cela doit être impeccable, l´artistique doit remplir sa mission première, nourrir l´ âme et le coeur, élever l´esprit avant que le corps ne monte à l´échaffaud...

Avec les Kesaj Tchave, nous sommes programmés pour ce genre d´interventions. Nous travaillons tout au long de l´année, et bien que aussi sujets à des changements et des désistements chroniques, de par notre grand nombre nous arrivons toujours à donner un rendu qui tient la route. Mais là, avec une mini troupe d´Aven savore, en fait, avec quelques éléments absolument inexpérimentés, en plus ne venant pas du milieu culturel tsigane, puisque en l´ocurrence, la majorité de la troupe est constitué de françaises et africaines, comment faire ? Comment faire pour se produire devant ce public tsigane, dans un endroit totalement improbable, dans des circonstances hors normes, comment faire pour apporter la culture tsigane à des roms de souche par des français, africains, maghrébins, sans que cela ne soit déplacé ou risible tout simplement ? Pour que le public et les interprètes y trouvent leur compte, et pour que la troupe d´Aven savore des Intermèdes n´essuie pas un échec qui signifierait la fin de ses activités.

La seule solution, est de faire comme si rien n´était, de s´investir totalement dans l´action, sans aucune concession, comme si nous étions à l´Olympia, avec le meilleur de nos troupes. C´est ce que nous avons fait, heureusement, parmi nos garçons il y avait les éléments les plus expérimentés, avec aussi quelques uns de nos bacheliers de l´année dernière, alors nous avons pu mener à bien notre action, et les filles des Intermèdes, emportées par notre dynamique, se sont tant bien que mal moulues dans cette forme de faire qui est la nôtre, et le résultat final était aussi inattendu qu´impeccable. Le public a reçu un plein d´énérgie et d´émotion, et les interprètes, voyant leur performance bien accueillie, peuvent repartir avec la satisfaction d´un travail bien fait et la détermination de continuer sur la même voie. La détérmination, manifestement, elle était au rendez-vous, puisque à un moment donné je cherchais du regard Laura, une des rares jeunes filles tsiganes faisant actuellement partie de la troupe, toujours en première ligne, très dynamique, donc je me souciais de ne pas la voir sur scène, on avait besoin d´elle. Eh bien elle n´était pas devant, pour la bonne raison qu´elle était derrière, elle donnait son sein à son bébé, tranquille, accroupie derrière celles qui dansaient devant, avant de le remettre dans les bras de sa grand-mère, et reprendre du service sur le devant de la scène. C´est la premiere fois qu´une de mes danseuse allaitait sur scène. Il y a un début à tout...

Ces interventions sur les terrains sont très intenses, jamais les mêmes, pourtant toujours avec les mêmes ingrédiants, immuables au fil des années. Nous avons beau avoir l´habitude, avoir à notre palmarés un nombre considérable de ces actions, il y a toujours quelque chose pour nous surprendre, quelque chose d´inattendu, que nous n´avons encore jamais expérimenté auparavant. Après la fin de notre spectacle, les moniteurs et les stagiaires des Intermèdes rangent les affaires, nos garcons ramassent les instruments de musique et les costumes, je bavarde avec les gens sur place. Juste à la sortie du hangar qui sert d´abri à tout le camp, il y a un cabanon, avec une dame âgée assise devant, les larmes aux yeux, en me voyant passer, elle me prend par le bras, me dit en roumain tous ses remerciements, et me demande d´attendre un instant, le temps qu´elle revienne de son cabanon avec une bible à la main. Elle me l´offre avec des bénédictions pour toute ma famille, pour toute la troupe... Je vais vite à la voiture, pour lui ramener au moins une belle photo du groupe en souvenir et nous repartons comme nous sommes venus. Le lendemain, lorsque Nicolae, l´éducateur rom roumain des Intermèdes, nous accompagne à la gare, il nous explique que cette dame, qui est sa voisine, puisqu´ils habitent le même bidonville, il la connait bien. Elle, et son mari, roumain, pas tsigane, sont une bonne famille, tous leurs enfants ont fait des études, certains à l´université. Mais ils ne vivent pas avec leurs parents, ni prês d´eux, ils sont au loin, à Bucarest. Les enfants, adultes, viennent que une, deux fois par an, pour les grandes fetes. La famille n´est unie qu´en apparence. Lorsque leur mère est tombée gravement malade d´un cancer, il n´y avait personne pour s´en occuper. L´accès aux soins adéquats en Roumanie était impossible pour elle. Alors elle a fait le choix de venir en France, de passer par la vie des bidonvilles, avec l´espoir d´accéder aux soins médicaux et pouvoir subir l´opération qui était indispensable. Cela reléve du miracle, et pourtant elle a réussie. Elle a été opérée deux fois, pour l´instant son état est stable, il y a espoir que cela évolue dans le bon sens. La bible que cette femme m´a donnée est toute remplie d´anotations à la main, faites par la vielle dame. A chaque page, à chaque strophe, des fois à chaque ligne, il y a un commentaire, écrit de main tremblante, toute la bible est bleue de ces lignes miniscules écrites au stylo bille ou au crayon. Quel cadeau ! Et quelle histoire ! Combien de courage, d´abnégation, de foi il a fallu pour tenir jusqu´au bout. Je ne connais même pas le nom de cette dame. Mais je me souviens très bien de son visage et de ses yeux vifs, on dirait une enseignante à la retraite,  replis d´une immense tristesse, pleins de gratitude, me remerciant de faire ce qu´on fait et me donnant sa bénédiction. Je me suis rendu compte, que je n´aurais pas été capable de vivre une seule journée de ces hommes et femmes, qui affrontent le destin tel qu´il vient, et font avec. Avec un projet de vie très concret, clair et net - assumer matériellement leur famille, construire une maison en Roumanie, une belle maison, toute pimpante, kitch, avec des tourelles et des balcons, dans la quelle ils vont habiter juste dans une pièce au rez-de-chaussée, le reste sera juste pour la façade, immaculé, au spectacle des voisins et de la famille. Peu importe, si cela nous semble superficiel, si nous ne comprenons pas. Ce superficiel à nos yeux, c´est toute leur vie, leur vie de misère des bidonvilles, de la manche et de la feraille, au service de ce « rêve occidental », que nous leurs donnons en pâture avec nos vies, nos pubs, nos réussites parvenues, ce rêve, ce mirage, ils le réalisent au prix de renoncements infinis, de persévérance, de tenacité à tout épreuve. Aucun bulldozer n´arrivera jamais à raser leur détérmination, leur foi inébranlable en une vie meilleure, toute pleine de cette consommation à la quelle nous ne croyons plus. Et ils ne vivent pas tous des combines, du vol ou du trafic. Ils font ce qu´ils peuvent, et je dois bien admettre que je n´en serais pas capable, loin de là... Je dois avouer, que ce jour-là, j´avais en moi pour ce camp une admiration que je n´avais encore jamais ressentie jusqu´à cet instant. D´habitude, avec mon épouse, nous sommes critiques, très critiques... Mais là, peut-être est-ce la bible criblée de petits mots, ces mots de remerciements en roumain pour ce qu´on fait pour ces gosses... m´ont fait voir les choses d´une autre manière.